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« Ce discours est un des meilleurs titres de l’indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que ce discours-là, en pleine académie, aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d’applaudissemens. Se figure-t-on, en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l’empire ?

« J’avais conservé ce discours avec un soin religieux ; le malheur a voulu que tout dernièrement, en quittant l’infirmerie de Marie-Thérèse, on a brûlé une foule de papiers parmi lesquels le discours a péri. Je le regrette, non pour ce que peut valoir un discours académique, mais pour la singularité du monument. J’y avais placé le nom de mes confrères dont les ouvrages m’avaient fourni le prétexte de manifester des sentimens honorables.

« Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d’un bout à l’autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l’isolement des affaires, dans lequel on voudrait tenir la littérature, était également stigmatisée au crayon. L’éloge de l’abbé Delille, qui rappelait l’émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d’exil, était mis entre parenthèses ; l’éloge de M. de Fontanes avait une croix. Presque tout ce que je disais sur M. de Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l’on préparait à Saint-Denis, était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots : « M. de Chénier adora la liberté, etc., « avait une double rature longitudinale. Je suis encore à comprendre comment le texte de ce discours corrompu, publié par les agens de l’empire, a conservé assez correctement ce paragraphe :

« M. de Chénier adora la liberté : pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers même, s’ils sortaient aujourd’hui de leurs tombeaux, suivraient les lumières de notre siècle. On verrait se former une illustre alliance entre l’honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grace infinie, dans nos monumens, les ordres empruntés de la Grèce. »
« La liberté n’est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l’homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l’ami des muses autant que l’air qu’il respire. Les arts peuvent, jusqu’à un certain point, vivre dans la dépendance, parce qu’ils se servent d’une langue à part qui n’est pas entendue de la foule ; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent dans les fers. Comment trace-

    vée, plus loin, donne ainsi son opinion à l’empereur : « M. de Châteaubriand s’est fort bien conduit. Puisqu’il ne pouvait éviter de prononcer l’éloge de M. de Chénier, que voulait-on qu’il fît ? Sans y être contraint, si l’orateur avait gardé le silence sur le procès de Louis XVI, c’est dans le discours de M. de Châteaubriand ce que le public aurait spécialement remarqué ; le crime n’en aurait pas moins été flétri, et M. de Châteaubriand perdait beaucoup de la considération qu’il s’était acquise. » (Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, t. III, p. 184.)