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tique ; celle-ci égale la beauté et l’austérité de la statuaire ; elle nous apparaît debout après des siècles, et à travers toutes les mutilations, dans une attitude unique, immortelle. Notre tragédie, à nous, est, si j’ose ainsi dire, d’un cran plus bas ; elle s’attaque particulièrement au cœur et à ses sentimens délicats et déliés jusqu’au sein de la passion ; elle s’encadre avec la société, non plus avec le temple ; elle vit à l’infini sur des luttes, sur des scrupules intérieurs nés du christianisme ou de la chevalerie, et dès long-temps élaborés par une élite polie et galante. Mais là aussi se retrouvent la vérité, l’élévation, un genre de beauté ; seulement il s’agit presque d’un art différent. Ce n’est plus aux groupes de la statuaire antique et à cette première grandeur qu’on a affaire ; ce sont plutôt des tableaux finis qu’il s’agit, même à distance, de voir dans leur cadre et dans leur jour. Un homme qui sent l’antiquité non moins que M. de Schlegel, et par les parties également augustes, M. Quatremère de Quincy, a fait comprendre à merveille que les statues, les objets d’art de la Grèce, rangés et classé dans nos musées, n’avaient ni tout leur prix ni leur vrai sens ; que, voués avant tout à une destination publique et le plus souvent sacrée, c’était dans cet encadrement primitif qu’il fallait les replacer en idée et les concevoir. Pourquoi l’intelligence critique ne consentirait-elle pas au même effort équitable pour apprécier convenablement des œuvres moins hautes sans doute, plus délicates souvent, sociales au plus haut degré, et qu’il suffit de reculer légèrement dans un passé encore peu lointain pour y ressaisir toutes les justesses et toutes les graces ? Si jamais pièce réclama à bon droit chez le spectateur ce jeu quelque peu complaisant de l’imagination et du souvenir, c’est à coup sûr Bérénice; mais cette complaisance n’exige pas un effort bien pénible, et l’on n’a pas trop à se plaindre, après tout, d’être simplement obligé, pour subir le charme, de se ressouvenir de Madame, de ces belles années d’un grand règne, des nuits, enflammées et des festons où les chiffres mystérieux s’entrelaçaient. Quel moment en effet dans une société que celui où des sentimens si nobles, si délicats, disons même si subtils, et qui courraient presque risque de nous échapper aujourd’hui, étaient saisis unanimement par un cercle avide qu’ils occupaient aussitôt et passionnaient ! Bérénice est de ces œuvres qui honorent bien moins un poète qu’une époque.

Mme de La Fayette, qui était de ce cercle, et au premier rang, a écrit d’Esther, cette autre tragédie commandée bien plus tard, cette autre juive aimable et qui correspond dans l’ordre religieux à sa première sœur, que c’était une comédie de couvent. J’accepte le mot sans