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L’ÎLE DE BOURBON.

Le môle sur lequel on débarque se termine par un pont en bois dont on enlève les planches à la moindre oscillation du baromètre ; un pilote stationne jour et nuit près du quai, surveillant la mer, avec un fusil chargé dont il doit faire usage pour repousser les canots qui, au mépris du pavillon prohibitif, essaieraient d’aborder. Toute la saison d’hivernage se passe en transes continuelles ; soir et matin, les signaux apprennent aux navires ce qu’a dit le baromètre, oracle infaillible sur lequel le commandant du port a toujours l’œil ouvert ; c’est à lui de communiquer à la rade, par le moyen de ses pavillons, les avertissemens très sérieux qu’il puise dans l’inspection d’un tube de verre ; la science a des secrets magnifiques par leur utilité. Depuis avril jusqu’en décembre les brises alisées du sud-est, dépassant un peu le tropique, leur limite naturelle, balaient le ciel souvent brumeux autour des îles, secouent les arbres, et vivifient ces climats brûlans ; le temps est serein, le soleil brille de tout son éclat. Depuis décembre jusqu’en avril, l’astre qui nous a fui, parcourant sa carrière de la ligne au tropique du capricorne, tempère et fait cesser même ces courans d’air par la force de ses rayons ; l’équilibre de l’atmosphère est détruit ; les calmes et les gros vents se succèdent d’une façon irrégulière et capricieuse ; des ras-de-marée se déclarent successivement sur divers points. Ici les navires dorment tranquillement sur leurs ancres, et à quelques milles plus loin le canon les avertira de fuir une rive dangereuse où la vague sourde, soulevée par une cause inconnue à des hauteurs effrayantes, les arracherait de leur mouillage pour les jeter contre les rochers ou les briser sur un amas de galets, en les y laissant à sec. Il faut donc se maintenir, à l’aide des voiles, hors de la barre formée par ce ressac furieux ; la mer est unie comme un miroir, seulement un flot immense se dresse et commence à déferler parfois à la distance d’un demi-mille, se ruant sur la côte avec le retentissement d’une charge de cavalerie. On dirait que l’Océan, dans un accès de folle gaieté, veut épouvanter l’île et l’ébranler sur sa base.

Quelquefois, après de longues pluies, le baromètre, qui est resté immobile, subit une dépression notable ; le canon d’alarme retentit de tous côtés, et de tous côtés aussi, dans les douze quartiers rangés autour de l’île, paraît un sinistre pavillon. Selon que le signal d’appareillage a été plus ou moins pressant, les navires laissent au fond leurs ancres marquées par des bouées, ou les reprennent à bord en hissant leurs voiles, en bon ordre, d’après le rang de mouillage. Il règne à terre et sur les eaux un morne silence ; la brise, qu’attendent les marins avec impatience pour fuir au large, ne gonfle point encore