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la voilure, n’agite même pas le pavillon d’alarme. À peine si l’Océan se ride à des intervalles inégaux, comme s’il sommeillait profondément avant ce réveil terrible que l’homme a su prévoir. Sur la plage, l’air est étouffant ; dans les vallées, les petits oiseaux se cachent sous les buissons ; les bœufs malgaches beuglent en labourant le sol de leurs larges cornes ; dans l’intérieur de l’île, on n’entend autre chose que le roulement non interrompu des cascades. Le soir vient, les navires sont encore en vue ; les capitaines restés sur le rivage dirigent avec inquiétude leurs lunettes sur cette flotte vouée à d’imminens périls. Selon le caprice d’un vent trop léger, les voiles se rapprochent ou s’éloignent les unes des autres ; on sent que la manœuvre n’est pas secondée ; un calme inflexible déjoue l’expérience des marins. Peu à peu des vapeurs rousses s’abaissent sur le piton de Fournaise, enveloppent le morne des Neiges, et s’étendent au loin comme un voile funèbre. Le soleil descend ; après s’être balancé dans la brume qui le dépouille de ses rayons, il disparaît comme à regret, laissant dans les ténèbres cette population tremblante sur terre et au large. Tout à coup un murmure sourd, puis strident, succède au silence des montagnes ; il grossit, c’est une clameur grandissante, la voix de l’ouragan qui éclate. Les feuilles arrachées voltigent serrées comme les gouttes de pluie ; les nuées crèvent avec une violence incroyable ; les cannes à sucre, les girofliers jaunissans et les caféiers qu’ils abritent, tombent dans la plaine, au versant des collines, comme si la faux ou la hache les avait moissonnés et abattus. Les grandes forêts, avec leurs chevelures de lianes, s’ébranlent comme des mâts avec leurs cordages ; voici les arbres séculaires qui roulent en avalanches pêle-mêle avec des blocs de pierre précipités du haut des mornes par les ruisseaux débordés ; les torrens deviennent des rivières, les rivières forment des lacs. Les toitures des maisons sont enlevées tout comme la natte qui couvre la case des noirs. L’île entière est dans la confusion ; on sent le danger sans le voir ; on redoute le jour qui fera connaître l’étendue du désastre ; on attend avec impatience la lumière qui va éclairer des scènes de désolation et de deuil. Ce n’est plus du vent, c’est une trombe, une puissance irrésistible, une force presque palpable qui rompt et renverse, qui déracine et démolit. La vague monte à son tour et mugit avec un bruit surnaturel ; elle lance les cailloux avec l’écume, remue et déplace des roches énormes, anéantit des ouvrages consolidés par un travail de vingt années. Les digues scellées avec tant d’art, elle les crève en une nuit et les range le long de la plage, comme le flot régulier défait les petites murailles de ga-