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LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

saint Louis demanda au sénéchal s’il n’aimerait pas mieux être lépreux que de faire un péché mortel ? À quoi Joinville répondit sans hésiter qu’il aimerait mieux en faire trente. Le roi laisse partir les frères, et le gronde avec une adorable bonté.

Joinville n’est point fanfaron. Pris par les Sarrasins, qui le voulaient tuer, et ayant senti le coutel à la gorge, il dit bonnement : « Et alors, pour la peur que j’avois, je commençai à trembler bien fort. » Dans un autre moment, lui et quelques barons pensant qu’on va leur trancher la tête, chacun se confesse à son voisin. Joinville avoue ingénument que, sorti de là, il ne se souvint ni des aveux qu’il avait pu faire, ni des péchés du chevalier qui s’était confessé à lui, et auquel il avait donné l’absolution.

L’aimable narrateur ne sort pas du ton familier, souvent légèrement enjoué, où il excelle. Il ne prend jamais les formes un peu solennelles de Villehardouin ; il ne dit jamais sachez, oyez, vous vissiez ; rien chez lui qui rappelle la gravité de l’histoire ou de l’épopée : il se tient entre les mémoires et le fabliau. Les transitions ne l’embarrassent pas plus en écrivant que s’il contait près de la grande cheminée du château de Joinville. S’est-il écarté de son sujet, il y rentre sans façon, en reprenant, du ton de la conversation : Or, revenons à notre matière et disons… Il cause en effet pour son plaisir, à son humeur et à sa fantaisie. Au moment de nous apprendre les résultats très curieux du voyage des frères mineurs envoyés par saint Louis auprès du roi des Tartares, il s’interrompt en disant : « Pourriez ouïr moult de nouvelles que je ne veux pas conter, parce qu’il ne me conviendroit de rompre ma matière que j’ai commencée qui est telle. » Et alors il se met à parler de ses affaires, de l’état de ses finances, qui l’intéressent plus que les frères mineurs et le grand khan de Tartarie. Avec tout l’abandon et le sans-gêne du discours, il s’écrie par deux fois : « J’avois oublié de vous dire. » On ne croit pas lire ; il semble qu’on entend parler. Ce n’est pas encore l’histoire ; mais la causerie française est née. Notre littérature, à son début, fit un effort pour s’élever au style sérieux et soutenu, à la noblesse, à la grandeur, dans la poésie sauvage et parfois sublime de la chanson de Roncevaux, dans la prose grave et fière de Villehardouin ; mais soit que cette tentative fût prématurée, soit qu’elle fût contraire au génie de notre nation, elle eut peu de suite. Le fabliau l’emporta sur l’épopée historique, les mémoires sur l’histoire épique. La grande éducation classique que reçut la littérature française au XVIe et au XVIIe siècle, l’imitation des modèles espagnols, les pompes du siècle de Louis XIV, le grandiose de la religion,