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L’INDE ANGLAISE.

guisement d’un marchand de fruits, auquel la consigne permettait d’entrer. J’avais remarqué dès le matin chez mon hôte et mon prisonnier une excitation fébrile extraordinaire ; il ne tenait pas en place un instant, me répondait d’un air distrait et regardait par ma fenêtre ouverte… Dès qu’il aperçut le marchand déguisé, il me quitta sous quelque prétexte pour me cacher son émotion et attendre le résultat dans l’espèce de tanière où il était logé. J’avoue que j’avais deviné son secret, et, tout en veillant à ce qu’il ne m’échappât pas, je faisais des vœux sincères pour le succès de son stratagème ; mais le même trouble qui avait trahi le mari fit découvrir la femme : interrogée par le sergent de garde, elle balbutia. Sa grace involontaire, sa timidité et la délicatesse de ses traits firent deviner son sexe. Je fus bientôt appelé pour vérifier son laissez-passer et obligé de la repousser moi-même du seuil où elle était arrivée. Je ne revis plus ce jour-là mon pauvre nabab ; il resta absorbé dans sa douleur. Le lendemain, il reparut triste, mais calme, trop délicat pour se plaindre, et aussi aimant que jamais ! »

Ce touchant épisode, jeté là au milieu du récit tumultueux et gai de la vie des camps, est du nombre de ceux qui, sous la plume de M. de Vigny, prennent les proportions du drame et mettent dans leur véritable jour la grandeur et la servitude militaires. Mais ici cette anecdote, simplement racontée, n’excite pas seulement la pitié en faveur du prisonnier d’état ; elle révèle la honteuse cruauté d’un gouvernement qui, dans son hypocrisie, suppose un crime pour retrancher du monde un prince trop digne de régner.

Maintenant suivons l’historique de la campagne qui rendit cette même compagnie maîtresse du territoire de Coorg. Ce petit état est un fief érigé en royaume au profit d’un prince qui avait lâchement trahi Tippou dans l’espoir de grandir par la ruine du sultan de Mysore. Son fils lui succéda, « mais la sœur du nouveau prince, mariée à un homme de quelque importance, s’enfuit sur le territoire de la compagnie et commença une série d’intrigues près du gouvernement de Madras, pour détourner la succession en sa faveur. Entre autres accusations qu’elle avançait contre son frère, elle prétendit qu’il la poursuivait d’un amour incestueux. La moralité de la compagnie s’en émut ; elle fit des remontrances auxquelles le radja répondit avec mépris. On pensa dès-lors sérieusement à l’avantage qu’on retirerait de la possession de son territoire et surtout de celle de son trésor que l’on croyait très riche. » La compagnie avait besoin d’un prétexte et elle sut le trouver. Le radja refusait de livrer quelques réfugiés poli-