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du niveau des plus hautes marées, s’élève une petite coupole de pierre à la fois solide et gracieuse, soutenue par des piliers que réunissent de larges vitraux. C’est dans cette cage de verre qu’est placé le fanal, qui porte jusqu’à neuf lieues en tout sens sa large ceinture de lumière.

Pendant le reflux, la mer se retire et laisse à découvert au pied du phare quelques centaines de mètres carrés ; à l’heure du flux, elle le baigne de toutes parts. Alors la tour des Héhaux se dresse seule et isolée au milieu des flots, comme un défi jeté au démon des tempêtes par le génie de l’homme. Parfois on dirait que, sensibles à l’outrage, le ciel et la mer se liguent contre l’ennemi qui les brave par son impassibilité. Les vents impétueux du nord-ouest rugissent autour du fanal et lancent contre ses solides vitraux des torrens de pluie, des tourbillons de grêle ou de neige. Sous l’impulsion de leur souffle irrésistible arrivent du large des lames gigantesques, dont le sommet atteint quelquefois jusqu’à la première galerie ; mais ces masses fluides glissent sur les surfaces rondes et polies du granite, qui ne leur laissent aucune prise : elles passent en lançant jusque par-dessus la coupole de longues fusées d’écume, et vont déferler en mugissant sur les roches de Stallio-Bras ou sur les galets du Sillon. Le phare supporte ces terribles assauts sans en être ébranlé. Cependant il s’incline comme pour rendre hommage à la puissance de ses adversaires. Les gardiens m’ont assuré que, lors d’une violente tempête, les vases à huile placés dans une des chambres les plus élevées présentent une variation de niveau de plus d’un pouce, ce qui suppose que le sommet de la tour décrit un arc de près d’un mètre d’étendue. Au reste, cette flexibilité même semble être un gage de durée. Du moins on la retrouve dans plusieurs monumens qui bravent depuis des siècles les intempéries des saisons. La flèche de Strasbourg, en particulier, courbe sous le souffle des vents ses longues ogives, ses sveltes colonnettes, et balance sa croix à quatre pointes, élevée à quatre cent quarante pieds au-dessus du sol.

Construire un monument sur ces roches où semblent se donner rendez-vous toutes les tempêtes de l’horizon, c’était fonder en pleine mer. On comprend ce que pouvait paraître avoir d’impraticable un pareil projet. Trois campagnes ont suffi cependant pour jeter les fondemens de la tour, pour poser la clé de la coupole. En vain les difficultés de tout genre sont venues en aide aux vents et aux flots : l’industrie humaine est sortie victorieuse de la lutte, et malgré mille peines, malgré mille dangers, pas un accident grave, portant sur les hommes ou sur les choses, n’est venu troubler la joie du triomphe.