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DE LA CRISE POLITIQUE EN ESPAGNE.

situation à Madrid et dans les provinces, et qui dès le lendemain pouvait le redevenir, M. Serrano croyait sans doute briser d’un seul coup la résistance de M. Olozaga. Il n’en fut rien pourtant ; M. Olozaga ne parut pas même ébranlé. « La démission de Narvaez ! Eh bien ! donnez-la moi, » dit-il en tendant la main au général Serrano. Celui-ci refusa de la lui remettre ; et comme il ajoutait que c’était là une affaire extrêmement grave et à laquelle on ne pouvait assez réfléchir, M. Olozaga, élevant enfin la voix jusqu’au ton sur lequel M. Serrano avait mis l’entretien, interrompit brusquement le ministre de la guerre et lui dit : « Allons donc ! je conseillerais également à la reine d’accepter votre démission, si vous jugiez à propos de la donner. » À une attaque si directe, M. Serrano ne contint plus le ressentiment qui, pendant trois semaines, s’était amassé en lui contre le premier ministre. Il se leva de son siége, courut à M. Olozaga, et, le saisissant fortement par le bras, il s’écria : « Personne ne m’a pris pour dupe qu’il ne me l’ait payé ! » Et à l’instant il sortit du cabinet de M. Olozaga.

La nouvelle de cette rupture se répandit aussitôt dans le palais et dans la ville. Immédiatement après avoir quitté M. Olozaga, le général Serrano manda auprès de lui don Patricio Escosura, jeune écrivain des plus distingués de Madrid, alors employé au département des affaires étrangères, aujourd’hui sous-secrétaire d’état au ministère de l’intérieur. Par les soins de M. Escosura, un petit comité se forma bientôt dans les bureaux de la guerre : il se composait du général lui-même, de M. Escosura, de M. Ros de Olano, jeune brigadier de mérite, qui, à l’occasion de la majorité de la reine, est tout récemment venu à Paris complimenter l’ancienne régente, et du personnage qui jusqu’à la fin de la crise doit jouer le principal rôle ; nous voulons dire le général Narvaez.

M. Serrano avait trop à cœur de venger l’insulte que venait de lui faire le premier ministre pour qu’il fût en état d’entendre les conseils de la modération. De son propre mouvement, il pria M. Escosura de rédiger sa démission, qui fut apportée à M. Olozaga par le sous-secrétaire d’état au département de la guerre, M. Gallego. Le président du conseil avait mesuré déjà toutes les conséquences de la faute qu’il venait de commettre, et il songeait à la réparer, non pas, il est vrai, en convenant de ses torts, un tel aveu eût trop coûté à son orgueil ; il se contenta de répondre avec ce ton dédaigneux qui lui avait déjà enlevé tant de sympathies depuis la formation du cabinet : « Je ne puis accepter cela ; le général ne m’a pas compris. » Ce n’était point assez pour fermer la blessure qu’il avait faite à un amour-propre non moins intraitable que le sien, et M. Serrano refusa obstinément de reprendre sa démission.

On conçoit aisément de quelles réflexions pénibles M. Olozaga dut être en ce moment assailli. Sa position, naguère si forte, se hérissait à l’improviste de difficultés inextricables ; la retraite de M. Serrano portait le coup de grace à la coalition qui venait de pousser l’ancien ambassadeur aux affaires. N’avait-il pas, en effet, contre lui les deux représentans les plus notables de cette