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les recoins les plus obscurs, une fièvre de mouvement jusqu’alors inconnue ; lorsque les passions, celles même qui étaient naguère le partage exclusif du très petit nombre, sont devenues des hôtes qui visitent indistinctement tout le monde, et que le plus pauvre, le plus déshérité de tous héberge quelquefois splendidement, le genre littéraire qui s’applique à reproduire les passions individuelles, à les prendre sur le fait en les idéalisant, doit naturellement plaire, charmer, faire vogue, sans compter que ce nouvel état de choses agrandit son domaine, double ses ressources, car la même raison qui décuple le nombre de ses lecteurs lui fournit de nouveaux sujets d’étude, et lui découvre, pour ainsi parler, de nouveaux filons dans cette mine inépuisable du cœur humain. Ainsi, il est vrai de dire que de nos jours le roman a eu beau jeu, et s’il est en train de perdre la partie, qu’il n’impute pas la faute aux évènemens extérieurs, au guignon, comme dit le vulgaire, ou au destin, pour dire un grand mot : qu’il ne l’impute qu’à lui-même ; il a abusé de sa veine et a imité le joueur heureux qui double toujours, sans songer qu’il finira nécessairement par un échec, et qui se ruine au moment où rien ne lui était plus facile que de s’enrichir.

Nous allons vite dans les temps modernes ; hommes et choses ne marchent plus au pas d’autrefois. Le flot nous entraîne avec une rapidité si grande, que l’on refuserait d’y croire, si on pouvait en douter en se souvenant du point de départ et en considérant les objets du rivage. Quelques années suffisent pour former une période complète dans les idées comme dans les faits, avec ses débuts, son apogée et sa décadence. Par exemple, deux ou trois lustres composent un véritable cycle littéraire, où plus d’un genre a une jeunesse pleine d’essor, une maturité douteuse et une agonie ; où se succèdent de bruyantes réputations dont l’une chasse l’autre, car on n’y fait que passer sur le trône, et l’on dirait que les grands hommes n’y sont bons qu’à faire un relais. Cela n’est-il pas vrai surtout pour le roman et les romanciers depuis 1830, et le cycle, ouvert alors avec fanfares ne va-t-il pas déjà se fermer ? Quand un art qui ne se respecte plus, et un public qui s’est laissé insensiblement pervertir, en sont venus, l’un à résumer dans une œuvre tous les précédens excès, l’autre à applaudir cette éclatante débauche du talent, suprême tour de force qu’on ne peut dépasser d’une ligne sans déshonneur, n’est-ce pas le signe funeste ?

Cependant, à l’heure des débuts, il y a quelques années à peine, on pouvait croire, sans être optimiste, que le roman, cette branche qui verdoie et fleurit si naturellement sur le tronc de la littérature française, allait se charger de précieux rameaux. Chez plusieurs, il y avait vocation manifeste et heureux don du talent. Or, on sait que le