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tous ces rapports, lord Chatham se trompait, l’Angleterre entière se trompait avec lui, et peut-être était-il impossible qu’il en fût autrement ; peut-être n’est-il pas dans la nature des choses qu’un souverain ou un peuple reconnaisse la convenance de renoncer à son empire sur un autre peuple avant que l’impossibilité de le maintenir lui ait été démontrée par l’impuissance prolongée de ses efforts contre l’indépendance naissante.

Une autre erreur que lord Chatham partageait également avec tous ses contemporains, et qui ne leur laissait pas la liberté d’esprit nécessaire pour résoudre cette grande question, c’était l’opinion que la perte des colonies entraînerait inévitablement l’abaissement et la ruine de l’Angleterre. Un seul homme, le doyen Tucker, eut alors assez de sagacité pour affirmer que les bénéfices dont l’Amérique, en qualité de province dépendante, était la source pour la Grande-Bretagne, ne pesaient pas un grain de sable dans la balance, comparés aux avantages commerciaux que cette même contrée pourrait lui assurer comme état allié. À la distance où nous sommes aujourd’hui des évènemens, il est aisé de voir ce qui échappait également aux préventions diverses de lord Chatham et de lord North : c’est que l’émancipation des colonies était irrévocablement écrite dans le fait même des progrès de leur population, de leur civilisation et de leurs richesses ; c’est que la différence du résultat de la politique la plus habile à celui de la politique la plus imprudente ne pouvait aller qu’à accélérer ou à retarder de quelques années cet évènement ; c’est qu’enfin, au moment où lord North prit la direction des affaires, les choses étaient peut-être trop avancées déjà pour qu’il fût possible de différer beaucoup une catastrophe préparée par les fautes que l’aveugle opiniâtreté de George III avait imposées aux administrations précédentes. Lord North, comme tant d’autres personnages historiques, est resté chargé, aux yeux de la postérité, de la responsabilité d’évènemens auxquels il avait pris moins de part que ses prédécesseurs, mais dont l’ordre des temps le condamna à subir les conséquences.

Le jour approchait où ces conséquences allaient se développer dans toute leur étendue. Depuis deux ans déjà, les troubles des colonies avaient pris le caractère d’une insurrection formelle ; depuis une année, leur congrès général avait proclamé l’indépendance des États-Unis (4 juillet 1776). Le gouvernement britannique s’était décidé à tenter un effort puissant pour écraser ce qu’il appelait encore la rébellion ; un vaste plan d’opérations avait été combiné, et l’Angleterre en attendait le résultat avec anxiété, lorsqu’on apprit que la principale