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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

talent du romancier est de deux sortes : ou il est multiple comme la vie, il se transforme indéfiniment, il parle toutes les langues, le langage du cœur et celui des intérêts, le langage voilé de la rêverie, comme le langage superficiel et railleur du monde ; son caractère est continuellement celui des autres, il disparaît dans autrui, et éclate d’autant plus qu’il se cache mieux ; ou, au lieu d’être cet insaisissable protée dont le signalement échappe sans cesse, il a sa physionomie très distincte et s’identifie si bien avec ses créations, que les divers personnages du livre sont comme des pseudonymes de l’écrivain : son individualité, toujours présente, remplit l’ouvrage et en fait à elle seule les honneurs en véritable maîtresse du logis. Les deux espèces de talent, dans leur dissemblance profonde, ont d’égales chances pour créer des chefs-d’œuvre. Si d’un côté on se glorifie de Clarisse Harlowe et d’Ivanhoé, de l’autre on peut répondre avec Candide, Werther et René. Mais évidemment le romancier qu’on peut appeler impersonnel s’épuisera moins vite que l’autre, qui ne se nourrit que de sa substance. Le coffre-fort du spéculateur qui appelle tous les capitaux résistera plus long-temps que celui du spéculateur qui veut se suffire à lui-même, à fortune personnelle égale d’ailleurs. Eh bien ! c’est malgré le système de crédit que le coffre-fort de nos romanciers s’est vidé si rapidement. Doués des facultés poétiques qui, d’après le cours naturel des choses, devaient le plus produire sans se fatiguer et s’appauvrir, les maîtres du roman contemporain ont vieilli en un clin d’œil, sans presque traverser l’âge mûr. Cette aimable fraîcheur de jeunesse, en accord parfait avec un milieu où tout semblait naître et rajeunir, qui colorait les œuvres du début, et rendait si indulgent pour les défauts, a cédé presque aussitôt sa place aux marques irrécusables d’une caducité précoce. Et si l’on demande la cause de cette vieillesse prématurée, on peut répondre avec assurance que c’est la volonté qui a manqué à ces divers talens, cette volonté forte qui, dans le concert de nos facultés, est le chef d’orchestre puissant sans lequel tout déchante, sans lequel, lorsqu’il y a parfois de l’harmonie, ce n’est qu’une harmonie de hasard. La volonté absente ou enchaînée, on s’est laissé aller aux tentations les plus dangereuses, et on a ouvert la porte à deux passions qui mènent loin, la cupidité et l’amour-propre, ou, en d’autres termes, l’amour de l’argent et l’amour du bruit.

Dès qu’une passion se montre à la surface d’une société comme la nôtre, il y a des gens qui arrivent aussitôt à la file pour la satisfaire et l’exploiter, et de même qu’on ouvre des maisons de jeu aux joueurs, on ouvrit le feuilleton aux romanciers. Ils s’y précipitèrent