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L’ÎLE DE RHODES.

qui le cède bien, par la beauté et la richesse, à sa sœur de Malte. Cependant ce pauvre bâtiment, sans sculptures, sans tombes qui parlent de la gloire passée, produit sur l’ame une impression plus vive que la superbe basilique, profanée aussi par la conquête. Quand les chevaliers établis à Malte eurent repoussé le dernier effort de la haine des Turcs, ils firent venir d’Italie des peintres et des architectes pour construire une église magnifique ; ils n’avaient plus rien à craindre, et le temps était à eux. À Rhodes, comme les juifs après la servitude, les moines prirent la truelle d’une main et le glaive de l’autre ; mais le jour du repos où un temple serait élevé au Seigneur ne vint jamais pour les hospitaliers. Toujours il fallut courir aux murailles ; aussi ne purent-ils élever qu’un édifice à peu près semblable de forme et d’architecture à leurs propres demeures. Rien ne le distingue à l’extérieur qu’une large et haute façade percée d’une vaste fenêtre où s’engouffre le vent dans les nuits d’hiver. L’intérieur est vide. L’église paraît abandonnée, même par les Turcs. Au bruit de nos pas, des pigeons bleus s’envolèrent à travers les fenêtres brisées. Quelques versets du Koran serpentent sur les murailles, et la tribune du muphti s’élève autour de nattes étendues dans le chœur, où les croyans s’agenouillent tournés vers l’orient. Les pierres du sol paraissent avoir été soulevées ; sans doute les musulmans y ont cherché ces richesses qu’ils croyaient ensevelies avec les cadavres des chevaliers ; de tout temps les Turcs ont pensé que les tombes des moines chrétiens recélaient des trésors qu’ils se procuraient par la magie. Leurs contes, qui disent si fidèlement encore les mœurs de ce peuple enfant et crédule, parlent sans cesse de grands amas d’or et de pierres précieuses enfouis dans les tombeaux par des sorciers et gardés par de hideux génies. Les chevaliers de Saint-Jean, comme leurs frères du Temple, apparaissant aux infidèles tantôt avec la lance, cavaliers sans pitié, tantôt sous les vêtemens du prêtre, devaient faire dans l’esprit des Sarrasins une curiosité superstitieuse et cette idée de puissance occulte qu’on attache aux mauvais esprits. Aussi, non-seulement à Rhodes, mais bien auparavant à Jérusalem, les Arabes vainqueurs fouillèrent-ils les sépulcres des templiers et des hospitaliers, dont ils jetèrent les cendres au vent.

Le 30 octobre 1522, durant le siége, deux mois avant la prise de la place, dans l’intervalle d’un de ces repos que les Turcs épuisés laissaient aux chrétiens, une scène terrible se passait dans ce lieu, aujourd’hui si désert. Les colonnes et les murs étaient tendus de noir ; le grand-maître, blessé, restait assis sur son trône ; les hauts dignitaires de l’ordre en-