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ciens souvenirs. Ce bâtiment était une de ces auberges où les religieux de la même langue, dans les premiers temps de l’ordre, venaient manger ensemble. Plus tard, quand de grands seigneurs se furent engagés dans l’ordre, quand les hospitaliers, devenus des guerriers intrépides, aimèrent mieux pourfendre les infidèles que de soigner les blessés dans les hôpitaux, la vieille discipline se relâcha, et les auberges furent abandonnées aux pauvres chevaliers, tandis que leurs frères plus riches vivaient dans leurs maisons. Plusieurs auberges existent sur différentes places de Rhodes ; elles étaient jadis au nombre de huit, et destinées aux huit langues qui composaient cet ordre, comparé souvent par les historiens des croisades à un nouveau chandelier à huit branches brûlant devant le Seigneur.

L’officier de la santé vint bientôt nous rejoindre ; il voulait nous accompagner dans le quartier turc. M. Gandon est un de ces Français que l’on trouve semés dans tous les coins du globe, et qui conservent précieusement la gaieté de la vieille patrie. Il avait obtenu de Reschid-Pacha, dont il était secrétaire, une place dans le service sanitaire que la Porte a créé sur la demande des puissances européennes. Cette nouvelle institution ne s’est pas établie dans le Levant sans une vive opposition, et le divan lui-même n’en a jamais compris la nécessité. Se prémunir contre la peste, prévoir ce qui doit arriver d’heureux ou de funeste, est positivement contraire à ce dogme de la fatalité qui permet au mahométan d’attendre les évènemens avec une si profonde impassibilité. Aussi la plupart des Turcs sont-ils persuadés que chercher à se préserver des mauvaises exhalaisons qui soufflent selon la volonté de Dieu, c’est tenter le ciel, et vouloir ravir le fruit de l’arbre de la vie et de la mort. Le service sanitaire offre donc en Orient une carrière des plus précaires, et déjà M. Gandon se plaignait d’avoir vu ses appointemens réduits de moitié par le parti fanatique auquel Mahmoud a été si long-temps forcé d’obéir. Ce parti intriguait alors pour faire disparaître les quarantaines ; il voyait dans cette institution une suite du système d’imitations et de réformes chrétiennes que le sultan avait adopté contre le vœu de la plus grande partie de l’empire. L’uniforme des troupes, les nouveaux exercices auxquels les soldats sont astreints, l’oubli des antiques traditions du sérail, toutes les tentatives enfin de Mahmoud pour faire pénétrer dans cette nation immobile des idées d’ordre et d’administration ont été regardées par les esprits religieux en Turquie comme la ruine des croyances musulmanes. Sans doute la lutte du malheureux sultan dans le cercle fatal que l’esprit mahométan traçait autour de lui a inspiré en Europe