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L’ÎLE DE RHODES.

de vives sympathies : ces essais flattaient trop les vœux universels pour que l’on ne présentât pas sous le plus brillant aspect les tâtonnemens du barbare ; mais les espérances s’évanouissent dès que l’on a passé quelques jours au milieu de cette tribu patriarcale, et qu’on l’a vue paresseuse, méprisant le travail dans ses villes, véritables tentes plantées au bord de la mer. On ne peut alors s’empêcher de douter que la civilisation moderne dissipe jamais cette torpeur funeste que la terre en fleurs et le ciel le plus doux ont toujours fait peser sur la Turquie. Si l’on en excepte les hautes classes, l’Osmanli vit de rien ; énervé par la chaleur, il mange peu : de l’eau pure, quelques légumes frais, des fruits, des pâtisseries, un mouton cuit entre des pieux les jours de fête suffisent à ses besoins ; un tapis étendu à terre, sous un arbre près d’une source, sa pipe qu’il fume avec lenteur, du café préparé sur une pierre, le ciel qu’il regarde et où son ame se perd ; à ses pieds la mer magnifique qu’il croit être la barrière placée par Dieu pour séparer les croyans des infidèles, la prière trois fois le jour, la volonté bien arrêtée d’aller à la Mecque avant de mourir ; le sommeil, ou bien ces causeries d’Orient qui plongent l’esprit dans le monde des plaisirs et des houris : voilà encore aujourd’hui la vie du Turc, et cette vie changera-t-elle jamais ? Il voit l’empire qui s’écroule et il courbe la tête : peut-être à l’heure suprême aura-t-il un de ces réveils terribles qui font que tout un peuple se sacrifie dans une dernière bataille ; ou bien, vaincu à l’avance, n’ignorant même pas son avenir, il se soumettra sans murmure à l’ordre d’Allah ; le père de famille sellera ses ânes et ses chameaux, les petits enfans dans les bras des femmes voilées se placeront sur les bâts de voyage, et la grande caravane, reprenant le chemin du désert, se perdra bientôt dans ces solitudes inconnues d’où sont venues les nations arabes, et où elles rentrent comme pour se raviver quand elles sont épuisées.

Nous sortîmes de la ville par la porte d’Orient, près de laquelle Amaral fut décapité. Bientôt nous vîmes se dresser dans la campagne des milliers de pierres droites et plates, quelques-unes chargées de versets du Koran et d’un turban grossièrement sculpté. Là ont été ensevelis à la hâte les cent quatre-vingt mille hommes que coûta la conquête de Rhodes à Soliman. Au milieu des tombes qui entourent la ville, pressées les unes contre les autres, de petites coupoles s’arrondissent à l’ombre d’un bouquet de vieux platanes ; là reposent les chefs près de leurs janissaires. Des cactus à fleurs roses, des mûriers sauvages, croissent sous les feuilles protectrices de ces beaux arbres. De tous côtés, le long des fossés, l’œil voit fuir jusqu’à l’horizon cette