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à coup un dénuement profond, et le rêveur fantasque, ainsi surpris à l’improviste, avisa d’abord aux moyens de porter secours à sa vieille mère. « Savez-vous, écrivait-il à cette époque (septembre 1781), au recteur Werner de Schwarzenbach ; savez-vous quelle pensée m’occupe et me pousse au travail ? Ma mère. Je lui dois d’adoucir la seconde moitié d’une vie si cruellement éprouvée, et de la consoler autant qu’il est en moi de la perte que nous venons de faire, comme aussi je dois à mes frères de contribuer à leur bonheur. N’étaient ces considérations, mes études auraient, je vous le jure, une tout autre direction ; je ne travaillerais alors qu’à ce qui me plaît, qu’aux choses pour lesquelles je me sentirais de véritables forces, et jamais je ne consentirais à prendre un emploi. » J’ignore de quel emploi il veut parler ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se mît à l’œuvre sans relâche, et, laissant là désormais toute étude non suivie d’un résultat immédiat, ne chercha plus dans ses lectures que les matériaux d’un ouvrage à produire. C’est ainsi qu’il dévora le livre de Hippel sur le mariage, il emprunta à Liscov son ironie acerbe, son trait satirique à Swift ; il lut (je cite ici ses propres expressions) Voltaire pour l’esprit, Rousseau pour l’éloquence, Toussaint pour la finesse des aperçus, Helvétius pour la magnificence du style, etc. Je laisse à penser quel singulier enfantement dut résulter de ces lectures entreprises en dehors de toute considération générale, et seulement dans un but de compilation. Ce fut dans cet habit d’arlequin que le premier livre de Jean-Paul se produisit aux yeux du monde. Les Procès groënlandais sont tout simplement une collection d’articles satiriques sur la vie littéraire en Allemagne. Jean-Paul avait écrit à dix-huit ans un éloge de la folie, d’après Érasme, qui se trouve remanié dans ce livre, auquel on peut, il me semble, faire le reproche que son auteur adresse à si bon droit à la satire allemande du XVIIe siècle, lorsqu’il s’écrie que la satire allemande se met en chasse, moins pour forcer les loups et les bêtes fauves que pour s’amuser à forcer le menu gibier, tel que lièvres, cœurs de lièvres et autres pauvres diables. C’est là, à mon sens, le blâme le plus sérieux que pusse encourir Jean-Paul de la part de la critique ; il lui arrive en effet trop souvent d’oublier le fond pour le détail, de négliger le point de vue général pour la première question incidente qui s’offre à lui, et qu’il va traiter avec complaisance, au risque de se perdre dans l’infini de je ne sais quel monde microscopique, et cela non-seulement dans ses Procès groënlandais, œuvre conseillée à l’inexpérience par la nécessité, juvenalia juvenile, comme il l’appelait lui-même en jouant sur les mots, selon son habitude, mais encore dans les Papiers du