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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

procher du Tableau de Paris, de ce livre qu’un mot de Rivarol a si parfaitement caractérisé. Ce mot spirituel n’est pas aussi juste pour les auteurs d’aujourd’hui ; si l’on pense encore dans le même endroit, on écrit sur un autre secrétaire : on écrit dans un boudoir, sur un secrétaire de palissandre. Mercier est du monde maintenant ; il a fait toilette, et il n’a plus comme autrefois, avec son tempérament à la Jean-Jacques, son style de procès-verbal ; seulement, avec plus d’art, il a beaucoup moins de convictions. Ce que Rétif de la Bretonne entreprenait par instinct populaire mal dirigé, et l’auteur du Tableau de Paris par zèle philosophique mal entendu, nous le faisons pour moins que cela, pour éveiller la curiosité du lecteur ; et comme ce qu’on entreprend par calcul, on le pousse facilement à l’extrême pour peu qu’on y trouve le moindre intérêt, Mercier et Rétif sont dépassés de mille stades ; leur genre s’est grandement perfectionné ; leurs peintures n’ont jamais eu comme les nôtres ce parfum de bagne et cette odeur de bouge. Ce progrès n’est pas le seul, il en est un autre aussi important : en remuant le limon impur que déposent toutes les civilisations avancées, en étalant avec complaisance les plaies hideuses des membres gangrenés du corps social, en intercalant de temps à autre dans nos livres des tableaux d’un libertinage effronté, nous rions sous cape d’être pris, sur notre parole, pour des philanthropes et des moralistes, tandis que nos patrons si peu prisés croyaient, en bonne conscience, bien mériter, à chaque coup de pinceau, de leur pays et de l’humanité ; nous avons sur eux l’avantage, et disons même que notre procédé est tout-à-fait nouveau dans l’histoire des débauches de l’imagination française.

Au moins le libertinage du XVIIIe siècle était plein de franchise. La littérature sensuelle de ce temps-là disait son vrai nom, elle levait boutique et mettait enseigne ; Crébillon fils et Diderot ne vous prenaient pas en traîtres et lorsque vous entriez dans leur cabaret, vous saviez d’avance quel vin on allait vous servir. Les choses se passent aujourd’hui d’une autre façon ; c’est à la faveur d’un déguisement que la corruption se glisse partout, et l’on ne sait si elle s’est frottée de philanthropie, comme on prend un passe-port, pour circuler librement, ou si c’est par un de ces raffinemens qui ne sont possibles qu’après des régences et des directoires, et qui sont un assaisonnement piquant, un attrait de plus.

L’époque s’est engouée de philanthropie, vous êtes philanthrope ; les monts-de-piété, les caisses d’épargne, les bagnes et les prisons sont les sujets en apparence favoris de vos veilles laborieuses. Vous