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des traités sur l’exercice de la pensée, toute sorte de morceaux où se révèle un esprit prématurément enclin à la réflexion, à l’analyse, à l’examen ; il tient de ses propres travaux un journal rempli d’aphorismes philosophiques, il compose un livre de piété dûment pourvu de considérations théologiques et morales. Singulier début pour un poète ! il commence par les scolies ; plus tard, vers trente ans, la veine du lyrisme s’ouvrira ; n’est-ce pas le monde renversé ? Non content d’avoir ses pensées, il saisit au vol celles des autres. Pendant qu’il lit, sa plume trotte. Avant que d’entrer à l’université il disposait déjà de douze volumes in-quarto de notes et d’extraits, et cette rage de corriger et de produire, à mesure qu’il avance dans la vie, ne fait que croître et embellir. Ne rien perdre, pas une minute de temps, pas un brin d’idée, pas une miette d’expérience, tel était son système de polygraphie ; ne l’empruntait-il pas à Lavater ? Au moment de sortir, il notait soigneusement sur ses tablettes ce qu’il dirait dans ses visites, et rédigeait à son usage une anthologie de jolies choses, de bons mots un peu cousins sans doute de ces impromptus à tête reposée dont parle Molière. Au retour, il transcrivait ce qui l’avait frappé dans les conversations auxquelles il venait de prendre part, et si c’était la nuit, ne se couchait qu’après avoir rentré son grain. Il fut un heureux temps où Jean-Paul possédait vingt volumes in-quarto de simples ironies, autant et plus de satires, et tous ces trésors de sublime compilation étaient rangés, distribués, classés avec l’incomparable exactitude et la ponctualité universitaire d’un cuistre étiquetant pour les concours de Sorbonne, ses matières à discours latins. Singulière contradiction ! cet homme, qu’un démon intérieur agite, pousse jusqu’à l’excès le pédantisme ridicule d’un petit professeur de sixième ; ce génie indépendant, dont le style n’admet pas de règle, s’impose dans son travail les procédés les plus étroits et les plus mesquins. Lire, causer, ne compte pour rien avec lui ; il faut qu’il écrive, qu’il rédige, qu’il rédige toujours, jusqu’à la mort, et si quelque chose m’étonne, c’est qu’il ait pu s’arrêter là. Comment, en effet, cette passion de l’écritoire n’a-t-elle pas ranimé ses ossemens dans le cercueil ? Comment, à l’exemple de ce saint Bonaventure de la légende, n’est-il pas revenu du tombeau pour compléter sa Selena restée inachevée ? Tout au rebours de Goethe, qui ne se mettait à écrire qu’au dernier moment et à contre-cœur, Jean-Paul n’a de vives jouissances qu’à la condition de tenir une plume entre ses doigts, et plus l’enfantement lui coûte de peine et de douleur, plus il en chérit après le résultat mignon, plus il le couve et le caresse, et prend plaisir à le montrer aux gens.