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JEAN-PAUL RICHTER.

cupations que celles dont nous l’avons vu tiraillé, on avouera que le but définitif n’était point facile à atteindre, et, dans une nature où il y avait tant à développer, quelques imperfections peuvent se pardonner. Sans aucun doute, les sentiers fréquentés de la littérature mènent plus sûrement à ce but dont nous parlons, et les sympathies du grand nombre seront toujours acquises de préférence à qui se contentera d’innover dans les formes consacrées. Les lettres françaises sont là pour témoigner que les plus grands esprits ont pu, sans manquer à leur tâche, accepter des lois prescrites et s’y soumettre ; et pour prendre un exemple en Allemagne, au pays de l’auteur de Titan, dira-t-on que Schiller et Goethe lui-même, créateurs par la pensée, inventeurs dans toute la force du terme, aient beaucoup innové du côté de la forme ? À ce compte, il semblera que Richter devait déchoir dans notre estime, et cependant nous n’osons le juger sévèrement, tant ses défauts tiennent de près à ses qualités les plus brillantes. Ici encore, ce qu’il y a de mieux, c’est la tolérance, et le mal chez Richter n’étant d’ordinaire que l’exagération du bien, c’est-à-dire une exubérance d’idées, une singulière prodigalité de richesses, on peut lui pardonner d’autant plus facilement ses défauts, qu’il y a moins de chances qu’on les imite. En somme, le génie a ses priviléges, et quand il se choisit un orbite, au lieu de crier à l’excentricité, au lieu d’aboyer après lui comme ces dogues lunatiques, travaillons à l’observer, à calculer ses lois. « En voici un qui vient avec une aile de Shakspeare, » disait le bon Wieland en parlant de Jean-Paul. D’autres l’ont comparé à un météore, à une comète qui, malgré ses aberrations infinies et bien qu’elle se dérobe souvent dans un voile nébuleux, n’en a pas moins sa place dans l’empyrée. Pour nous, sans continuer la métaphore astronomique, nous dirons qu’il y a chez Richter une pensée morale et doucement philosophique, un esprit d’humanité, d’amour, de placide sagesse, qui, joint à d’incontestables magnificences poétiques, doivent assurer dans l’avenir la durée de son œuvre, et que dans ce désert de la littérature industrielle, parmi ces landes sablonneuses remplies d’arbustes desséchés, amers, trop souvent empoisonnés, long-temps encore les écrits de cet homme s’élèveront dans leur luxe irrégulier comme une touffe de dattiers, avec leur gazon frais et leur source d’eau vive et salutaire.


Henri Blaze.