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DON SANCHE D’ARAGON.

calculer le chemin qu’a fait, parmi nous, le sentiment de certaines bienséances ; il est curieux de se demander quelle impression Ruy-Blas aurait produite sur Anne d’Autriche, qui refusa son suffrage à Don Sanche. Voici, sur ce sujet, le passage de Corneille[1] auquel j’ai fait allusion : « Cette pièce eut d’abord grand éclat sur le théâtre ; mais une disgrace particulière fit avorter toute sa bonne fortune. Le refus d’un illustre suffrage dissipa les applaudissemens que le public lui avait donnés trop libéralement. » On a dit[2], et Voltaire a répété que l’illustre suffrage qui manqua à Don Sanche fut celui du grand Condé. M. Taschereau, dans sa vie de Corneille[3], a parfaitement montré l’invraisemblance de cette supposition, en rappelant que le prince de Condé passa toute l’année 1650 en prison ; soit au donjon de Vincennes, soit au château de Marcoussis. Or, ce fut en cette année 1650 que Don Sanche d’Aragon fut représenté, et non point en 1651, comme l’ont répété, après Beauchamps, tous les historiens du théâtre et tous les éditeurs de Corneille[4]. M. François de Neuchâteau a émis une autre conjecture, qui ne me semble guère plus satisfaisante. Il prétend que ce qui fit avorter le succès de Don Sanche d’Aragon fut que la reine-mère et le cardinal Mazarin crurent voir dans Carlos, fils d’un pauvre pêcheur, quelque ressemblance avec Cromwell, fils d’un brasseur de bière. Assurément, rien ne pouvait moins rappeler le rude et sombre chef des puritains que le galant et romanesque Carlos. On aurait pu trouver plus aisément de la ressemblance entre ce brillant cavalier et le fameux duc de Buckingham. Au reste, le ton élevé qui règne dans tout l’ouvrage autorisa pleinement Corneille à donner à Don Sanche le titre de comédie héroïque. Un critique d’une érudition solide a dit, en rendant compte de cette reprise, que « l’épithète d’héroïque était un présent fait à Corneille par ses éditeurs. » Cette assertion n’est pas exacte. Je ne sais comment l’habile écrivain du National, qui a transcrit curieusement plusieurs passages de l’épître dédicatoire de Corneille au conseiller d’état

  1. Examen de Don Sanche d’Aragon.
  2. Ant. Jolly, Avertissement des poèmes dramatiques de Pierre Corneille Paris, 1738.
  3. Page 157 et suivantes.
  4. Don Sanche fut achevé d’imprimer le 14 mai 1650, comme on le lit au bas du privilége de l’édition originale ; ce privilège est daté lui-même du 11 avril. Beauchamps donne exactement ces deux dates ; il ne s’est trompé que sur l’année. M. Taschereau a le premier, je crois, rétabli ce point de chronologie théâtrale.