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des pièces qui devaient être remises au courant du répertoire de la Comédie-Française. Les rôles même furent distribués : Talma aurait doublé Fleury, Mlle Duchesnois devait doubler Mlle Mars. C’eût été, comme on voit, un duel entre la tragédie et la comédie. Cependant la pièce ne fut pas jouée. À part toute autre cause, les évènemens politiques auraient présenté un obstacle insurmontable. Le lendemain de la chute de Napoléon, la censure n’aurait pu laisser Carlos, un soldat de fortune, prononcer sur la scène des vers tels que ceux-ci :

On m’appelle soldat : je fais gloire de l’être.
...............
Se pare qui voudra du nom de ses aïeux :
Moi, je ne veux porter que moi-même en ces lieux.
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître ;
Je suis assez connu sans les faire connaître.
Mais, pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parens je nomme mes exploits :
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père[1].

Le rôle entier de Carlos aurait été une magnifique et perpétuelle allusion au glorieux soldat de l’île d’Elbe.

On ne songea plus à cette pièce jusqu’en 1833. Alors fut donné, rue de Richelieu, avec quelque succès, le Don Sanche qui nous occupe en ce moment, le Don Sanche mis en trois actes par M. Mégalbe. Il y eut une reprise de cet ouvrage en 1837. La critique, qui, lors des deux premières épreuves, s’est montrée, à une seule exception près, indulgente pour ce travail d’arrangement exécuté avec une adresse fort remarquable, vient, à propos de la reprise actuelle, de faire entendre de violentes réclamations. Pour nous, qui sommes très opposé en principe aux changemens qu’on fait subir aux chefs-d’œuvre, et qui ne serions même pas fâché de voir les rôles de l’infante et de Livie rétablis dans le Cid et dans Cinna, nous n’éprouvons pas, à beaucoup près, les mêmes scrupules, quand les retouches ne s’adressent qu’à des pièces d’un ordre secondaire, surtout à des pièces qui ne peuvent évidemment se maintenir à la scène que par ce remède héroïque. Alors bien loin d’être un instrument de dommage, les ciseaux de l’arrangeur sont un instrument de salut ; ils donnent le moyen de conserver

  1. Cette magnifique tirade se trouve en germe dans la première journée de la comédie espagnole El Palacio confuso, dont Corneille a tiré, comme on sait, le sujet et plusieurs heureux détails de Don Sanche. Cette pièce, fort rare, est la quatrième de la vingt-huitième partie des comédies de Lope de Vega.