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dessus de lui ; il s’enthousiasmera pour les rois, pour les chefs de république, quand il les verra briller de l’éclat douloureux du malheur et du génie. Il s’associera à tous les sentimens élevés, à toutes les délicatesses morales, qui sont le fruit d’une grande éducation et d’une haute fortune. Qu’on ne croie donc pas que le plus sûr moyen de captiver l’attention du peuple, de le tenir suspendu au spectacle d’un drame, à la lecture d’un roman, soit de lui raconter sa propre histoire, de lui peindre ses mœurs, et de transporter ses obscures misères dans le monde que crée l’imagination. Nous n’ignorons pas qu’en ce moment on abuse de ce procédé facile et grossier ; mais sans doute on ne niera pas qu’avant notre époque les lettres et les arts, sans se vouer uniquement à la reproduction servile des types populaires, aient su procurer au peuple de nobles plaisirs et de profondes émotions.

On tomberait aussi dans une lourde méprise, si l’on pensait que, pour bien peindre le peuple, il faut se placer au point de vue de ses passions et de ses préjugés. Tous les grands artistes qui ont mis le peuple en scène, Thucydide, Shakspeare, Molière, Walter Scott, montrent une intelligence supérieure aux acteurs qu’ils font mouvoir. Cette supériorité seule leur permet d’être vrais : ils n’exagèrent ni les travers, ni les vertus de ceux qu’ils représentent. Cette sûreté de coup-d’œil, qui est la condition nécessaire de la justesse dans l’exécution, a tout-à-fait manqué à Mme Sand, quand elle s’est aventurée dans la peinture des mœurs populaires. On dirait, en lisant le Compagnon du tour de France, que l’auteur est un jeune gars nouvellement initié, et qui, sous le charme des merveilles du compagnonnage, n’est encore le maître ni de ses impressions, ni de ses idées.

« Il y aurait toute une littérature nouvelle à créer avec les véritables mœurs populaires, a écrit Mme Sand dans l’avant-propos qui précède le Compagnon. Cette littérature commence au sein même du peuple ; elle en sortira brillante avant qu’il soit peu de temps. C’est là que se retrempera la muse romantique, muse éminemment révolutionnaire, et qui, depuis son apparition dans les lettres, cherche sa voie et sa famille. » Toutes ces idées sont confuses et fausses. Il n’y a pas de littérature spéciale à créer pour la peinture des mœurs populaires ; de tout temps, cette peinture a été un des élémens des compositions des grands maîtres. La muse romantique n’est pas une muse éminemment révolutionnaire ; elle est la fille des temps modernes, elle est l’expression même de la civilisation qui a succédé au polythéisme. Pendant que Mme Sand revendique le romantisme au profit des révo-