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POÈTES ET ROMANCIERS CONTEMPORAINS.

des hommes illustres qui, indépendamment du génie que révèlent leurs actions ou leurs œuvres, ont eu beaucoup d’esprit. Mme Sand a couru au-devant de ce danger avec sa légèreté ordinaire. La difficulté de mettre en scène les deux hommes les plus spirituellement originaux du siècle dernier, Frédéric et Voltaire, ne l’a pas arrêtée un instant. Elle n’a éprouvé sur ce point aucune des terreurs d’un véritable écrivain ; elle a eu toute l’audace d’un faiseur de vaudevilles. En racontant la vie qu’il menait à Potsdam, Voltaire nous dit : « Les soupers étaient très agréables. Je ne sais si je me trompe, il me semble qu’il y avait bien de l’esprit. Le roi en avait et en faisait avoir, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je n’ai jamais fait de repas si libres. » Retrouvons-nous ces soupers dans la caricature esquissée par Mme Sand ? Au milieu du repas, Frédéric devient tout à coup rêveur, se lève de table brusquement et sort. Les convives, ignorant qu’il se rend auprès de Consuelo, le croient encore dans la chambre voisine, et n’osent rien dire qu’il ne puisse entendre. Voltaire respire quand il apprend que le roi est véritablement sorti. Mme Sand n’a pas été heureuse en évoquant l’auteur de Candide ; pas un trait, pas un mot qui puisse un moment produire quelque illusion au lecteur. En conscience, nous sommes obligé de le déclarer, Mme Sand n’a pas tout-à-fait autant d’esprit que Voltaire. Pour Frédéric, il faut voir comment Consuelo le malmène. Ce causeur caustique, dont en Europe on redoutait les saillies mordantes à l’égal de ses armées, se sent tellement inférieur à la cantatrice dans les conversations qu’il a avec elle, que, pour s’en venger, il la fait enfermer à Spandaw. Que d’illustres victimes immolées à la gloire d’une chanteuse : le prince de Kaunitz, Marie-Thérèse, Voltaire et Frédéric-le-Grand !

Cette immolation préméditée de tout ce qui est illustre et glorieusement historique a ses causes dans certaines idées systématiques qui ont été suggérées à Mme Sand. Voici en substance la philosophie de l’histoire qui lui a été enseignée. Depuis dix-huit cents ans, le monde se trompe et il est trompé ; depuis dix-huit cents ans, le christianisme est perverti. Sous la tiare, sur le trône, ceux que l’assentiment du genre humain a proclamés de grands hommes n’ont jamais été que des imposteurs et des tyrans. Ni dans l’orthodoxie religieuse, ni dans les institutions politiques qui sont le fondement et la vie de la société moderne, il n’y a jamais eu vérité. Puisque le monde orthodoxe et légal est l’empire de l’erreur, la vérité est donc bannie de la terre ? Non ; mais, pour la trouver, il faut entrer dans un monde obscur, souterrain, secret. C’est le monde des hérétiques, des sectaires, des con-