Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/164

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
158
REVUE DES DEUX MONDES.

Manchester, à cause de sa richesse et de son étendue, a mieux résisté à la crise que les villes des environs. Cependant le catalogue de ses misères est encore bien lamentable. En mars 1843, on comptait dans cette métropole 116 filatures ou autres usines qui avaient cessé de travailler[1] ; 681 boutiques ou comptoirs étaient fermés ; 5,492 habitations n’étaient pas occupées. La valeur des usines et des bâtimens avait baissé au moins de moitié ; 5 filatures estimées 211,000 liv. sterl. (5,275,000 fr.) n’avaient trouvé d’acheteurs qu’au prix de 66,000 liv. sterl. (1,650,000 fr.). Les bouchers, les épiciers, les lingers déclaraient que leurs ventes quotidiennes avaient diminué de 40 pour 100.

Un comité de secours, formé pour distribuer aux pauvres des objets de literie et des vêtemens, visita, dans le cours de l’année 1840, 10,000 familles comprenant 45,591 individus[2] ; 2,000 familles ne purent pas être secourues, faute de fonds. Les réduits habités par ces malheureux étaient entièrement dépourvus de mobilier. Des briques, des morceaux de bois y tenaient lieu de tables et de chaises ; des tas de copeaux ou une litière de paille souillée de toute sorte d’impuretés y servaient de lits. Fréquemment plusieurs familles occupaient les extrémités opposées de la même chambre, les sexes n’étant séparés que par l’espace libre qui régnait entre les grabats. Quelquefois les parens et les enfans couchaient dans le même lit, sans égard à l’âge ni au sexe. Le dialogue suivant s’établit entre un membre du comité et une pauvre veuve qui demandait un lit : « N’avez-vous pas de lit ? — J’en ai un seul. — Et ce lit ne vous suffit pas ? — Non, car j’ai un fils. — Quel âge a-t-il ? — Dix-neuf ans. — Où a-t-il couché jusqu’à présent ? — Avec moi ; autrement il aurait été obligé de coucher par terre. » On accorda un lit pour le fils. L’Angleterre n’a pas le monopole de ces scènes révoltantes, et l’on en trouverait des exemples dans nos arrondissemens manufacturiers.

Dans une autre enquête dirigée par le maire de la ville, sir Thomas Potter, on reconnut que 2,000 familles, comprenant 8,130 personnes, n’avaient pour subsister que 6 sh.d. 1/4 ou 1 sh.d. 1/2 (1 fr. 90 c.) par tête et par semaine. Ces familles avaient engagé 27,417 articles pour une somme de 2,835 liv. sterl. (70,875 fr.), qui représentait le tiers de leur valeur réelle. « C’était un spectacle touchant, dit un membre du comité, de voir le soin avec lequel ces pauvres gens tiraient, pour nous les montrer, d’un pli de leurs haillons ou de quel-

  1. Report of the anti-corn-law conference.
  2. Distress in Manchester, by Joseph Adshead.