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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

a rendu en des touches si pleines de fraîcheur. Adolphe, Adolphe, vous commencez bien mal ; tout cela est bien léger, bien aride, et vous n’avez pas encore vingt ans[1] !

  1. À vingt ans, Benjamin Constant se considérait déjà comme bien blasé, bien vieux, et il lui échappait quelquefois de dire : quand j’avais seize ans, reportant à cet âge premier ce qu’on est convenu d’appeler la jeunesse. Et puisque nous en sommes ici à ses lettres, nous nous reprocherions de ne pas en citer une écrite par lui, à l’âge de douze ans, à sa grand’mère, pendant qu’il était à Bruxelles avec son gouverneur. M. Vinet l’a donnée dans les premières éditions de son excellente Chrestomathie, mais il l’a supprimée, je me demande pourquoi, dans la dernière. Cette lettre est très peu connue en France ; elle peint déjà le Benjamin tel qu’il sera un jour, avec sa légèreté, sa mobilité d’émotions, ses instincts de joueur et de moqueur, et aussi avec toute sa grace. La voici :

    Bruxelles, 19 novembre 1779.

    « J’avais perdu toute espérance, ma chère grand’mère ; je croyais que vous ne vous souveniez plus de moi, et que vous ne m’aimiez plus. Votre lettre si bonne est venue très à propos dissiper mon chagrin, car j’avais le cœur bien serré ; votre silence m’avait fait perdre le goût de tout, et je ne trouvais plus aucun plaisir à mes occupations, parce que dans tout ce que je fais j’ai le but de vous plaire, et dès que vous ne vous souciez (sic) plus de moi, il était inutile que je m’applique (sic). Je disais : Ce sont mes cousins qui sont auprès de ma grand’mère qui m’effacent de son souvenir ; il est vrai qu’ils sont aimables, qu’ils sont colonels, capitaines, etc., et moi je ne suis rien encore : cependant je l’aime et la chéris autant qu’eux. Vous voyez, ma chère grand’mère, tout le mal que votre silence m’a fait : ainsi, si vous vous intéressez à mes progrès, si vous voulez que je devienne aimable, savant, faites-moi écrire quelquefois, et surtout aimez-moi malgré mes défauts ; vous me donnerez du courage et des forces pour m’en corriger, et vous me verrez tel que je veux être, et tel que vous me souhaitez. Il ne me manque que des marques de votre amitié : j’ai en abondance tous les autres secours, et j’ai le bonheur qu’on n’épargne ni les soins, ni l’argent, pour cultiver mes talens, si j’en ai, ou pour y suppléer par des connaissances. Je voudrais bien pouvoir vous dire de moi quelque chose de bien satisfaisant, mais je crains que tout ne se borne au physique ; je me porte bien et je grandis beaucoup. Vous me direz que, si c’est tout, il ne vaut pas la peine de vivre. Je le pense aussi, mais mon étourderie renverse tous mes projets. Je voudrais qu’on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité, et lui donner une marche plus cadencée ; j’ai essayé si la musique pouvait faire cet effet : je joue des adagio, des largo, qui endormiraient trente cardinaux. Les premières mesures vont bien ; mais je ne sais par quelle magie les airs si lents finissent toujours par devenir des prestissimo. Il en est de même de la danse : le menuet se termine toujours par quelques gambades. Je crois, ma chère grand’mère, que ce mal est incurable, et qu’il résistera à la raison même ; je devrais en avoir quelque étincelle, car j’ai douze ans et quelques jours ; cependant je ne m’aperçois pas de son empire : si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans ? Savez-vous, ma chère grand’mère, que je vais dans le grand monde deux fois par semaine ; j’ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la