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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

n’en est pas une, à vrai dire, et tout ce qui trahit les sentimens philosophiques de l’auteur à cette époque, ne laisse pas une ombre d’incertitude. Nous en pourrions citer cent exemples ; un seul suffira. Voici une lettre écrite de Brunswick à Mme de Charrière dans un moment d’expansion, de sincérité, de douleur ; mais l’irrésistible moquerie y revient vite, amère et sifflante, étincelante et légère, telle que Voltaire l’aurait pu manier en ses meilleurs et en ses pires momens. Cette lettre nous représente à merveille ce que pouvaient être les interminables conversations de Colombier, ces analyses dévorantes qui avaient d’abord tout réduit en poussière au cœur d’Adolphe.

Ce 4 juin 1790.

« J’ai malheureusement quatre lettres à écrire, ce matin, que je ne puis renvoyer. Sans cette nécessité je consacrerais toute ma matinée à vous répondre et à vous dire combien votre lettre m’a fait plaisir, et avec quel empressement je recommence notre pauvre correspondance, qui a été si interrompue et qui m’est si chère. Il n’y a que deux êtres au monde dont je sois parfaitement content, vous et ma femme[1]. Tous les autres, j’ai, non pas à me plaindre d’eux, mais à leur attribuer quelque partie de mes peines. Vous deux, au contraire, j’ai à vous remercier de tout ce que je goûte de bonheur. Je ne répondrai pas aujourd’hui à votre lettre : lundi prochain 7 j’aurai moins à faire, et je me donnerai le plaisir de la relire et d’y répondre en détail. Cette fois-ci, je vous parlerai de moi autant que je le pourrai dans le peu de minutes que je puis vous donner. Je vous dirai qu’après un voyage de quatre jours et quatre nuits je suis arrivé ici, oppressé de l’idée de notre misérable procès[2], qui va de mal en pis, et tremblant de

  1. Benjamin Constant s’était laissé marier à Brunswick, en 1789, avec une jeune personne attachée à la duchesse régnante. À cette date de juin 1790, ses tribulations conjugales n’avaient pas encore commencé. Il cherchait à faire partager à Mme de Charrière sur son mariage des illusions qu’elle paraissait peu disposée à adopter.
  2. Au moment où durait encore le premier charme, si passager, de l’union avec sa Wilhelmine, Benjamin Constant avait reçu la nouvelle foudroyante que son père, au service de Hollande, dénoncé par plusieurs officiers de son régiment, était sous le coup de graves accusations. Ces plaintes des officiers suisses contre leurs supérieurs, dans les régimens capitulés, étaient alors, comme elles le sont encore, assez fréquentes. Les ennemis que M. de Constant avait à Berne, où on lui reprochait son peu de propension et de déférence pour le patriciat régnant, travaillèrent activement à le perdre. Il y avait dans les faits qu’on lui imputait plus de désordre que de malversation réelle. Néanmoins, le gouvernement hollandais, financier rigide, exigea des comptes et prit l’hésitation à les produire pour un indice de culpabilité.