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REVUE DES DEUX MONDES.

« Mon entrée chez celle-ci fait tableau : imaginez une chambre tapissée de rose avec des rideaux bleus, une table avec une écritoire, du papier avec une bordure de fleurs, deux plumes neuves précisément au milieu, et un crayon bien taillé entre ces deux plumes, un canapé avec une foule de petits nœuds bleu de ciel, quelques tasses de porcelaine bien blanche, à petites roses, deux ou trois petits bustes dans un coin ; j’étais impatient de savoir si la personne était ce que cet assemblage promettait. Elle m’a paru spirituelle et assez sensée.

« Il faut toujours faire des allowances à une fille de professeur allemand[1]. Il y a des traits distinctifs qu’elle ne manquent jamais d’avoir : mépris pour l’endroit qu’elles habitent, plainte sur le manque de société, sur les étudians qu’il faut voir, sur la sphère étroite ou monotone où elles se trouvent ; prétention et teinte plus ou moins foncée de romanesquerie, voilà l’uniforme de leur esprit, et Mlle Heyne, prévenue de ma visite, avait eu soin de se mettre en uniforme. Mais, à tout prendre, elle est plus aimable et beaucoup moins ridicule que les dix-neuf vingtièmes de ses semblables… On parle toujours beaucoup en Allemagne de J.-J. Rousseau ; aussi ne saurais-je trop vous encourager à travailler à son éloge[2]… Je vous écrirai de Brunswick ; adieu, je vous aime bien, vous le savez. »


Mme de Charrière a lieu de croire, en effet, qu’il l’aime ; si sceptique qu’elle soit de son côté, il doit lui être difficile de ne pas se laisser ébranler un moment aux témoignages multipliés qu’il lui envoie de ses regrets, de ses souvenirs. À peine arrivé à Brunswick, il lui adresse l’épître suivante, que nous donnons dans toute sa longueur, et qui

  1. Il veut dire qu’il faut toujours leur passer quelques travers, en prendre son parti d’avarice avec elles.
  2. Mme de Charrière, en apprenant par les journaux que l’Académie française proposerait probablement l’éloge de Jean-Jacques Rousseau pour sujet de concours, écrivit à Marmontel, secrétaire perpétuel de l’Académie, pour s’enquérir du fait. Marmontel répondit : « Pour vous répondre, madame, il a fallu attendre et observer l’effet de la seconde partie des Confessions. La sensation qu’elle a produite a été diverse, selon les esprits et les mœurs ; mais, en général, nous sommes indulgens pour qui nous donne du plaisir. Rien n’est changé dans les intentions de l’Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine : Remittuntur illi peccata multa quia dilexit multum. » Mme de Charrière concourut, en effet, pour l’éloge de Jean-Jacques Rousseau ; elle n’eut pas le prix. C’est un de ses points de contact avec Mme de Staël d’avoir traité le même sujet ; mais cette concurrence littéraire entre ces deux dames fut précisément une des causes de leur brouillerie. (Note de M. Gaullieur, comme le sont au reste un grand nombre des précédentes et des suivantes. Je n’avertis plus.)