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Blasé sur tout, ennuyé de tout, amer, égoïste, avec une sorte de sensibilité qui ne sert qu’à me tourmenter, mobile au point d’en passer pour fol, sujet à des accès de mélancolie qui interrompent tous mes plans, et me font agir, pendant qu’ils durent, comme si j’avais renoncé à tout, persécuté en outre par les circonstances extérieures, par mon père à la fois tendre et inquiet…, par une femme amoureuse d’un jeune étourdi, platoniquement, dit-elle, et prétendant avoir de l’amitié pour moi, persécuté par toutes les entraves que les malheurs et les arrangemens de mon père ont mises dans mes affaires, comment voulez-vous que je réussisse, que je plaise, que je vive ?… »

Il deviendrait fastidieux d’assister plus longuement à ces vicissitudes sans terme, mais on n’aurait pas sondé tout l’homme si nous en avions moins dit. Nous serons rapide sur ce qui nous reste à parcourir, bien que les ressources de cette correspondance ne soient pas moindres en avançant et qu’elles renaissent volontiers à chaque page. Nous trouvons Benjamin Constant à Lausanne en juin 93 ; il y revint avec une véritable joie ; il s’étonnait de se sentir attiré vers ce beau lac et vers ces montagnes. « Il serait singulier, disait-il, et pourtant je le crois presque, que moi qui ai toujours mis une sorte de vanité à détester mon pays, je fusse atteint du heimweh[1]. » Il revoit tout d’abord Mme de Charrière, mais l’idéal des jours anciens ne se recommence jamais ; ce rapprochement ne se passe point sans des brouilleries nouvelles, des explications, des refroidissemens à perte de vue ; on assiste aux derniers sanglots d’une amitié vive qui s’éteint, ou, pour parler plus poliment, qui s’apaise pour se régler finalement dans une affectueuse indifférence. Il revoit sa famille, ses tantes et ses cousines, qui le traitent comme un très jeune homme sans conséquence ; il les laisse dire et les raille ; il raille les Lausannois comme il a fait des Brunswickois ; il ne ménage pas à la rencontre les émigrés français qu’il trouve installés partout comme chez eux : aucun de leurs ridicules ne lui échappe, et il n’a pas de peine à se garantir de leurs opinions. Sa ligne girondine s’établit et se dessine de plus en plus : il s’obstine à croire une république possible sans la terreur, et il ne veut des recettes de restauration à aucun prix. Les Mallet du Pan, les Ferrand, ne sont en rien ses hommes, et plus d’une de ses lettres s’exprime sur leur compte assez plaisamment[2]. Pressé pourtant, persé-

    sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. »

  1. Le mal du pays.
  2. « Je ne comprends pas bien, écrit-il, ce que vous voulez dire par votre incer-