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chant. » La chanoinesse promet de ne rien dire à ce frère inquiet ; elle partage les appréhensions de Clément et craindrait de les augmenter. Singulière ironie du destin qui donne à la folle Bettina pour mentors et pour guides deux graves et sensés personnages dont l’un va tout à l’heure accomplir de sang-froid la plus grande, la seule irréparable folie, et précipiter sa jeunesse dans les abîmes dont nul ne revient, tandis que l’autre, après avoir atteint le dernier terme de l’exaltation mystique, finira par s’absorber dans la contemplation des stigmates de la nonne de Dülmen[1] et mourra dans les accès d’une sombre misanthropie. L’objet de leur sollicitude, au contraire, l’enfant sans frein et sans raison qu’ils essaient vainement de modérer, de contenir, de diriger, traversera le monde sans se heurter à rien et comme portée par des esprits bienfaisans ; elle trouvera la paix au foyer, l’allégresse au dehors, le contentement partout ; elle chante encore aujourd’hui même, sur les tombeaux de ceux qu’elle a aimés, son monologue dithyrambique à la vie universelle.

Des études historiques, faites ainsi que nous venons de le voir, devaient porter bien peu de fruits. La chanoinesse, pensant mieux réussir que le maître d’histoire, conduit son élève, un moment docile, sur le terrain de la philosophie ; mais presque aussitôt elle a lieu de s’en repentir : ces nouvelles études causent d’affreux ravages dans un esprit si mal préparé. L’histoire n’avait fait qu’ennuyer Bettina et irriter en elle l’amour de la nature : le sybaritisme de son intelligence fuyait instinctivement toute contrainte ; mais l’étude de la philosophie jette un trouble épouvantable dans son cerveau et y allume une fièvre mêlée de délire à laquelle elle est sur le point de succomber. Elle demeure quinze jours entiers presque sans connaissance. Le passage de ses lettres à Goethe où elle raconte, plusieurs années après, cet état en quelque sorte cataleptique, est un des plus curieux du livre.

« Aussitôt que je fermais les yeux, j’avais d’immenses et très lucides visions. Je voyais le globe céleste ; il gravitait devant moi, et son mouvement était incommensurable, de sorte que je ne voyais pas ses bornes, mais j’avais le sentiment de sa forme sphérique. Le chœur des étoiles passait devant mes yeux sur un fond sombre ; les astres se mouvaient en cadence comme des figures animées que je sentais être des esprits ; je voyais s’élever des édifices portés sur des colonnes

  1. Anne-Catherine, religieuse augustine au couvent d’Agnetenberg, près Dülmen, morte le 9 février 1824. Elle croyait avoir assisté à la passion de notre Seigneur, et était marquée à la poitrine, aux mains et aux pieds, des saints stigmates.