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nos deux voies, prendre pour tienne la voie d’épines, et me dire que je n’ai à m’inquiéter de rien, que je suis dans la terre de lait et de miel. »

Ces impressions douloureuses, ces premières ombres de la mort aperçues, terminent les deux volumes de la correspondance avec Mlle de Günderode. Le suicide est raconté dans les lettres à Goethe ; nous ne séparerons pas ce récit de l’histoire, dont il forme le dénouement, car, selon nous, cette première affection, c’est la vie de Bettina tout entière, qui se montre dès les premières années ce qu’elle sera toujours : vide d’événemens et pourtant bizarre, tranquille à la surface, mais tourmentée sans relâche d’aspirations vagues et de désirs indéfinis.

« J’ignorais, dit Bettina, quelles étaient ses relations en dehors de moi ; elle m’en avait toujours dit fort peu de chose. Elle m’avait parlé une fois de Daub de Heidelberg, et aussi de Creutzer, mais j’ignorais si l’un des deux lui était plus cher que l’autre. Un jour, elle vint gaiement à ma rencontre et me dit : « Hier, j’ai causé avec un chirurgien ; il m’a dit qu’il était très aisé de se tuer. » Elle ouvrit vivement sa robe, et me montra la place sous son beau sein ; son œil étincelait de joie. Je la considérai avec stupeur ; pour la première fois, je me sentis épouvantée. Je m’écriai : — Et que ferai-je donc quand tu seras morte ? « Oh ! me dit-elle, jusque-là ma mort te sera devenue indifférente ; nous ne serons plus aussi liées ; alors je me serai brouillée avec toi. » Je me tournai vers la fenêtre pour cacher mes pleurs et les battemens de mon cœur irrité ; elle s’était tournée vers l’autre fenêtre et gardait le silence. Je l’apercevais à demi : son œil était levé vers le ciel, mais le rayon en était brisé, comme si toute la flamme se fût repliée à l’intérieur. Après que je l’eus considérée un instant, je ne pus me contenir davantage ; j’éclatai en sanglots, je me jetai à son cou, je l’entraînai violemment sur un fauteuil ; puis, m’asseyant sur ses genoux, je pleurai à chaudes larmes, je l’embrassai, je lui arrachai sa robe, je baisai la place où elle avait dit qu’on frappait le cœur, et je la priai avec larmes d’avoir pitié de moi. Je me jetai encore à son cou, et je couvris de baisers ses mains. Elles étaient froides et tremblantes ; ses lèvres remuaient convulsivement. Elle était glacée, immobile, pale comme la mort, et ne pouvait élever la voix. Elle murmura : « Bettina, ne me brise pas le cœur... » Je la pris par la main et la conduisis au jardin, sous la treille ; j’arrachai les jeunes pousses, et, les jetant devant elle, je les foulai aux pieds en lui disant : Vois, c’est ainsi que