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des invocations à Goethe et des retours de Bettina sur elle-même, pleins d’une humilité exagérée. « Tu es immensément bon, dit-elle à Goethe, de supporter mon amour qui me rend heureuse par-dessus tout. » Et ailleurs : « Il faut que tu aies une haute opinion de moi pour exprimer en ma présence des sentimens et des pensées si rares. » Il ne faudrait pas chercher dans la fermentation perpétuelle de ces lettres ce que l’on aime surtout à retrouver dans ces femmes privilégiées que leur destin a fait chérir d’un homme supérieur : l’image d’un vaste et haut esprit dans un cœur limpide et profond, quelque chose comme le spectacle du Mont-Blanc réfléchi dans le lac de Chède. Ainsi que nous le disions plus haut, Goethe ne répond aux brûlantes effusions de Bettina par aucun épanchement ; il n’y a de sa part aucune intimité réelle, aucune confiance[1]. De loin en loin, il lui adresse un billet laconique, qui n’est guère autre chose qu’un accusé de réception ou un encouragement à continuer sa correspondance, dont il pourra, dit-il, tirer parti. Aussi, nonobstant une ténacité rare et certes sans exemple dans l’histoire du cœur, cette correspondance commencée dans toute la fougue, l’éclat, la véhémence et la certitude enflammés de la jeunesse, vient finir en un chant de désespoir dont on n’a pas assez remarqué, ce nous semble, la triste beauté.

20 octobre 1821.

« C’est à toi que je veux parler, non pas à celui qui m’a repoussée, qui n’a pas voulu voir mes pleurs, et qui, dans son avarice, n’a ni bénédiction ni malédiction pour moi : ma pensée s’éloigne de celui-là ; c’est à toi, génie ! créateur et préservateur du feu ! à toi qui, de tes ailes puissantes, as souvent ranimé l’étincelle de la cendre éteinte, à toi qui voyais avec une secrète délectation la jeune source s’élancer en murmurant, et, se révoltant contre le rocher, se frayer un chemin jusqu’à la baie tranquille, jusqu’à tes pieds. Mes yeux dans tes yeux !

  1. Goethe a été très sérieusement attaqué dans la presse allemande pour n’avoir pas aimé Mlle Brentano. Nous n’entreprendrons pas de le justifier ici d’une chose qui ne demande, en vérité, aucune apologie. Nous ferons seulement observer que Bettina semble avoir été prédestinée aux amours malheureux. Mlle de Günderode, sa première amie, rompt brusquement avec elle, et ne craint pas de la jeter dans le désespoir par sa mort volontaire. Goethe, après l’avoir abreuvée d’humiliations, finit par l’éconduire, et le plus grand amour de Bettina, l’amour de la nature, n’est pas non plus payé de retour. La nature a été pour elle une marâtre ; elle lui a refusé le seul don que rien ne remplace aux yeux d’une femme : elle ne lui a pas donné la beauté.