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époques, un public jeune que les grandes choses au milieu desquelles il s’était formé et auxquelles il travaillait lui-même provoquaient à de hautes ambitions, et que l’ambition faisait studieux et hardi. Les déplacemens qu’opéra 1830, la perturbation qu’il apporta dans la stratégie des intérêts, rompirent déjà les rangs de ce public ; tant que durèrent les secousses à travers lesquelles s’est fondé l’ordre de choses actuel, il y eut cependant encore un mouvement littéraire, parce qu’il y avait encore je ne sais quel inquiet sentiment d’attente qui tisonnait un reste de feu sacré dans les esprits. Mais depuis que la consolidation de l’œuvre de 1830 a été assurée, que les ambitions désordonnées et sans but ont été refroidies, on a pu voir qu’il n’y avait plus en France de public assez nombreux, assez uni, assez actif, et il me semble que les artistes sérieux ont dû éprouver l’embarras cruel de ne plus savoir à qui s’adresser. Aussi, en ce moment où cette dispersion de l’auditoire ému et éclairé d’avant 1830 se fait si douloureusement regretter, je connais peu de questions aussi intéressantes que celles-ci : comment peut-on reformer en France un public littéraire ? Où faut-il en aller chercher les élémens ?

Ai-je besoin de dire que je ne désigne pas, par les mots de public littéraire, la foule, sur laquelle les œuvres d’art peuvent exercer des impressions plus ou moins vives, mais qui ne sont, pour ainsi dire, qu’instinctives ? que je ne parle que de la portion la moins nombreuse, de cette élite, de cette aristocratie du public, capable de jouir doublement de ses impressions, en les analysant et en rapportant ses émotions à leurs causes ? C’est un public de cette sorte qui s’associe à un mouvement littéraire, et qui en signe, pour ainsi dire, tout entier les grandes œuvres. Ainsi, à travers les inspirations politiques et la langue altière et profonde qui les exprime, si admirées dans Corneille, — à travers les dialogues d’Auguste et de Cinna, de Sertorius et de Pompée, vous entendez distinctement parler cette génération qui servit ou se disputa l’état au temps de Richelieu et du coadjuteur. La cour de Louis XIV vous explique également Racine, et l’intelligence de la littérature du XVIIIe siècle vous manque, si vous n’avez saisi dans les mémoires et dans les correspondances de cette époque l’esprit de la société polie et des salons, où cette littérature se faisait et avait ses juges. Jusqu’à ce siècle donc, en France, la littérature a toujours trouvé son public naturel, le public de qualité dont je parle, dans l’aristocratie, active et mâle encore aux alentours de la fronde, éclairée ensuite des reflets de la majesté du grand roi, enfin corrompue et frivole, mais élégante et spirituelle, sous la régence et sous Louis XV.