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quiert ordinairement que par l’habitude. De notre temps, il n’y a que lord Stanley qui soit né debater, Burke, le plus éloquent pamphlétaire, le plus grand écrivain politique que l’Angleterre ait produit, ne l’a jamais été. Aussi faisait-il peu d’impression sur la chambre ; les bancs se dégarnissaient et l’on allait dîner lorsqu’il prenait la parole. Erskine échoua au parlement après de magnifiques succès au barreau. Fox devint un debater consommé ; mais pour arriver à cette supériorité, pendant les cinq premières années qu’il passa à la chambre, il se fit une loi (qu’il observa) de prendre la parole au moins une fois tous les soirs. M. Jeffrey ne fut pas tenté de commencer si tard ce difficile apprentissage. Maître du premier rang ailleurs, la région du second ordre ne pouvait lui convenir à la chambre des communes : il en sortit en 1835 pour prendre le poste de juge de la cour de session d’Écosse qu’il remplit aujourd’hui.

J’ai dit comment a fini la carrière active de M. Jeffrey avant de parler des circonstances qui en décidèrent la direction. Parmi celles-ci, je crois devoir compter en première ligne le caractère particulier de la ville où il est né, de la société au milieu de laquelle il s’est formé. Édimbourg présentait, à la fin du XVIIIe siècle surtout, l’ensemble de conditions le plus propre à placer la jeunesse distinguée dans cet heureux milieu qui la provoque à développer les forces vives qui sont en elle, en même temps qu’elle lui apprend à les diriger et à les régler. Comme capitale de l’Écosse, cette ville était le siége des premières fonctions administratives et le séjour habituel de la haute aristocratie du pays. Par son université, elle attirait dans son sein les esprits les plus éminens dans les sciences, dans la philosophie et dans les lettres. Les deux aristocraties, celle de la naissance et de la fortune, et celle de l’intelligence, s’y rencontraient donc et s’y mêlaient avec une considération et un empressement mutuels. C’est à cette liaison du monde et des lettres que Hume et Robertson avaient formée au nom de celles-ci, que continuèrent Henri Mackenzie, les professeurs Fergusson, Dugald Stewart, Playfair, et plus tard Walter Scott, M. Jeffrey lui-même et d’autres hommes de mérite trop peu connus hors d’Angleterre pour que je les nomme ; c’est à cette liaison assurément que la société d’Édimbourg est redevable de la supériorité qu’elle a conservée sur les autres villes du royaume-uni. Édimbourg était même en meilleure position que Londres, pour que ce rapprochement du monde et des lettres portât ses fruits. Le retentissement de la politique s’y faisait suffisamment sentir pour y entretenir la virilité des esprits, mais non pour les étourdir de son tumulte ou les