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tent les féeries de leurs rêves, les fortunes de leurs espérances, leur expérience personnelle des passions.

Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.

Ce sont les poètes élégiaques : ne leur demandez compte que d’eux-mêmes ; ils ont bien mérité de la poésie, s’ils ont réellement teint de leur sang la lame reluisante et sonore qu’ils agitent devant vous ; par quel contresens voudriez-vous trouver en eux l’impersonnalité du poète dramatique ou épique ? Or telle est la famille à laquelle appartient Byron. Son œuvre, égoïste à coup sûr, n’est, à ce titre même, qu’une élégie dont son talent a varié les tons et le rhythme, et à laquelle la hauteur de sa nature et l’énergie de ses passions ont donné des accens d’une sublimité tragique, inconnus, il est vrai, jusqu’alors, à l’élégie. Est-on plus fondé à lui reprocher l’absence de moralité ? Si l’on veut dire qu’il serait dangereux de décalquer ses peintures sur la vie réelle, on a raison. Cependant croit-on que les témoignages prononcés sur la vie par une organisation comme celle de Byron soient d’un prix médiocre pour le moraliste ? Si la grande affaire de l’existence est une question de bonheur, quelle voix aurait plus d’autorité et apporterait plus d’enseignemens sur ce problème que celle des poètes dans lesquels les facultés de jouir sont développées à un degré si élevé ? N’y a-t-il pas de terribles questions à se poser devant ce fait étrange, que ceux qui ont été investis de ces puissances supérieures, au moment même où elles atteignent à leur plus grande énergie, soient ceux que la douleur ait le plus cruellement visités, si bien qu’ils n’obtiennent ce qu’ils appellent le calme qu’en survivant à leur jeunesse et qu’en entrant dans ce premier sépulcre que l’âge et les caduques habitudes creusent au désir émoussé et à la passion éteinte ? Qui a poussé, sous l’étreinte de cette douleur, des cris plus effrayans et plus déchirans que Byron ? qui a chanté avec une éloquence plus désespérée cette mystérieuse lutte du désir aux prises avec les satiétés des sens et de la pensée ? Et, quoiqu’il n’ait pas su le trouver, qui a cherché cependant avec une anxiété plus vraie ce qu’il faut mettre à la place du désespoir que l’auteur de Childe-Harold, de Manfred, de Don Juan, de Sardanapale et de Caïn ?

Ces désespoirs, qui ont été, en ce siècle, la maladie de tant d’ames, ne paraissent pas toucher beaucoup M. Jeffrey ; il en a jugé un peu comme le poète contemplant la tempête du rivage. On n’aperçoit pas