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dans ses nombreux essais une seule trace des douloureuses inquiétudes de l’esprit et du cœur. L’ensemble de sa carrière explique cette majestueuse sérénité. Remplie par l’action, elle a toujours fourni à ses facultés l’aliment qu’elles réclamaient, et à ses désirs le succès, cette infaillible récompense du courage des tentatives et de la persévérance des efforts. Il se peut que cette situation d’esprit n’ait pas été la plus convenable pour apprécier des poètes qui « : hantaient des angoisses morales qu’il n’avait jamais ressenties ; mais en somme, en affranchissant son intelligence de la fixité de préoccupation qui accompagne ces angoisses et qu’il reprochait à Byron, elle a bien servi ses aptitudes critiques : elle lui a permis de porter sa pensée librement curieuse et toujours maîtresse d’elle-même sur une multitude de sujets intéressans, et de retirer de ses excursions intellectuelles tout le plaisir à la fois et tout le profit qu’on y pouvait recueillir.

La critique de la poésie, à un certain point de vue la plus importante, puisque, de toutes les formes de l’activité de l’esprit, la poésie est celle qui s’adresse au public le plus nombreux, et qui, grâce aux charmes saisissans dont elle est parée, exerce sur lui la plus vive influence, n’a donc pas suffi à M. Jeffrey. Encore sur la limite de la poésie, j’aurais à signaler un article excellent sur l’ouvrage de Mme de Staël, la Littérature dans ses rapports avec les institutions, une appréciation du Wilhelm Meister de Goethe, qu’il n’accepte pas comme un chef-d’œuvre incontestable, et un jugement sur Richardson. Je remarque à l’occasion de ce dernier essai que plusieurs écrivains anglais à peu près investis chez nous de l’inviolabilité classique sont loin de régner aussi paisiblement et aussi glorieusement dans leur propre pays. Il s’en faut que M. Jeffrey éprouve même une faible partie de l’enthousiasme que Clarisse Harlowe inspirait à Diderot. Il ne peut souffrir non plus que Mme de Staël offre pour exemple de l’esprit anglais ce qu’il appelle le pitoyable verbiage de Sterne. C’est un des plus singuliers phénomènes littéraires que ces réputations transplantées. Heureusement, sur ce point, nous ne sommes pas les créanciers de l’Angleterre, et nous gardons sur elle l’avantage du change. Quoi ! nous vous faisons injure d’attribuer au génie anglais la spirituelle affectation du Voyage sentimental. J’y consens, puisque vous le voulez : mettons sur le compte d’un reflet d’esprit français le plaisir que nous goûtons aux subtiles boutades de Tristram, Shandy ; mais vous, critiques écossais, de quelles singulières qualités de l’esprit britannique êtes-vous donc si fort épris, que vous en contempliez l’image avec une complaisance si obstinée dans le miroir de M. Paul de Kock ? Si je ne me croyais pas.