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depuis Henri IV, il voyait dans le maintien d’un confesseur jésuite près de sa personne non-seulement une bienséance morale, mais une garantie matérielle ; en un mot, se brouiller avec les pères lui semblait hasardé et même dangereux. Il était d’ailleurs convaincu de leur aptitude à l’enseignement, mais ce motif d’utilité générale touchait peu l’ame égoïste d’un tel prince ; le soin de sa sûreté l’occupait bien autrement. Né sur le trône, objet de l’adulation dès l’âge de cinq ans, arraché à la mort au bruit des acclamations publiques, déclaré le bien-aimé de son peuple, Louis XV avait mis un prix immense à sa propre vie ; il était d’ailleurs petit-fils de Louis XIV, et ne l’était pas en vain : comme son aïeul, mais non pas avec la même force d’ame, il se croyait d’une nature supérieure au reste des mortels. Telle était l’éducation de Versailles. Louis XIV pensait très franchement, très sincèrement, de la meilleure foi du monde, que le dévouement des rois à la religion et à ses ministres rachetait suffisamment leurs faiblesses, et les maintenait dans une sphère séparée de la foule des pécheurs. « Vous serez damné, » dit-il un jour à Choiseul. Le duc se récria, et prit la liberté de faire observer à sa majesté qu’après un jugement si sévère, on pouvait aussi trembler pour elle ; que, placée si fort au-dessus du reste des hommes, elle avait de plus que ses sujets le tort du scandale et le danger de l’exemple. « Nos situations sont bien différentes, reprit le roi, je suis l’oint du Seigneur. » Pour mieux expliquer sa pensée, il fit entendre au duc que Dieu ne permettrait pas sa damnation éternelle, si, comme roi, il soutenait la religion catholique. Poussant plus loin et trop loin peut-être le commentaire des paroles royales, Choiseul prétend qu’à cette condition Louis XV croyait pouvoir, en sûreté de conscience, se livrer à toutes ses faiblesses. « Le roi, ajoute-t-il, était instruit de sa religion comme une tourière de Sainte-Marie. On ne pouvait l’en entendre parler sans dégoût, et ce qui est incroyable, ce que je ne crois que parce qu’il me l’a dit, c’est qu’il ne s’est déterminé à s’allier avec la maison d’Autriche que dans l’intention, bien mal digérée, d’anéantir le protestantisme après avoir écrasé le roi de Prusse[1]. »

La résistance de Louis XV eût été insurmontable, si la légèreté de son caractère n’avait dominé les préjugés de son éducation. Mme de Pompadour, et le duc de Choiseul, pour plaire à cette favorite, circonvinrent le monarque ; ils lui montrèrent les parlemens et le peuple animés contre les jésuites, ils lui donnèrent la peur d’une nouvelle

  1. Manuscrits du duc de Choiseul.