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cienne littérature comptent peu d’interprètes dignes d’elles : on ne les joue plus qu’au Théâtre-Français ; la province ne peut les apprécier que par la lecture. La tragédie serait à peu près abandonnée, si Mlle Rachel ne l’avait fait revivre autant par l’émulation qu’elle a excitée chez les autres tragédiens que par ses propres succès. Les traditions s’effacent ; les bonnes manières s’oublient : les théâtres se recrutent presque exclusivement dans les classes inférieures. L’oisiveté, le penchant à la dissipation, l’attrait d’un certain désordre encore trop commun parmi les artistes, le dégoût de la condition paternelle, font des vocations factices et enlèvent aux ateliers, sans profit pour l’art, des jeunes gens médiocres, dépourvus d’éducation, et trop souvent de cet enthousiasme qui peut remplacer l’éducation et inspirer la distinction personnelle. La race bénévole de ces vieux amateurs dont la sévérité bienveillante était si précieuse pour les artistes a disparu. Elle est remplacée par la critique des journaux, peu attentive, peu éclairée, peu sympathique, procédant toujours par des éloges outrés ou par des négations absolues, qui gonflent ridiculement les uns, découragent les autres, et assourdissent le vrai public, qui n’ose plus s’abandonner à ses propres émotions. Aussi, ce public si crédule, si débonnaire de sa nature, est devenu méfiant à l’excès, et traite les auteurs comme il a été traité par eux. Il se fatigue vite, et comme un sultan blasé demande sans cesse du nouveau. Les efforts faits pour surprendre sa curiosité le fatiguent plus qu’ils ne l’excitent, et, à force d’être déçu, il a perdu sa confiance dans les noms les plus sonores de notre temps.

Enfin, pour comble de disgrace, le gouvernement assiste à cette anarchie et y paraît indifférent. Au lieu d’exercer son action tutélaire, il se croit affranchi de toute responsabilité, quand la censure a supprimé quelques allusions impertinentes et que les sergens de ville ont maintenu l’ordre matériel. En ne couvrant pas de son patronage, en ne dirigeant point les forces vives de la littérature, il s’est fait, pour ainsi dire, le complice de l’avortement de ces belles intelligences qui nous promettaient une généreuse fécondité.

Telle est la situation présente du théâtre. Nous nous sommes attachés aux traits les plus frappans en négligeant de multiplier les preuves pour éviter toute question personnelle. Plusieurs des causes auxquelles on peut rapporter les maux que nous avons signalés échappent à l’action de la loi comme au zèle des administrateurs. À quoi servirait de récriminer contre les mœurs, les habitudes littéraires, le prosaïsme de nos nouvelles formes politiques ? On doit savoir vivre avec son époque, en travaillant autant que possible à l’améliorer. Pour rendre