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Un seul moment pouvait tout décider. La victoire devenait le prix de la ruse ou de l’audace. Lutter d’habileté avec des prélats italiens, c’était combattre à armes trop inégales. Les délégués des Bourbons s’en aperçurent aisément. Un langage hardi, résolu, presque arrogant, pouvait seul dominer l’adresse jésuitique. Rome dégénérée ne pouvait être vaincue qu’à l’aide des vieilles armes de Rome triomphante. Faute de pouvoir la séduire, il fallait lui faire peur. Les instructions de l’ambassadeur de France étaient conçues dans cet esprit. Il les exécuta à la lettre ; il se plut même à les exagérer. Affichant la plus étroite union avec les ministres d’Espagne et de Naples, d’Aubeterre déclara qu’il ne prétendait pas créer le pape futur, mais que ni lui ni ses collègues ne permettraient jamais qu’un nouveau pontife fut nommé sans l’assentiment des trois cours. Il exigea ensuite, en termes précis, qu’on ajournât l’élection jusqu’à l’arrivée des cardinaux français et espagnols. Ces injonctions, jetées dans le public, furent répétées d’un ton menaçant à chacun des membres du sacré collége. Les ministres représentèrent à leurs éminences qu’une élection hostile amènerait une rupture entre le saint-siége et les princes de la maison de Bourbon, que leurs représentans refuseraient de reconnaître le pape élu, quitteraient Rome avec éclat et se retireraient à Frascati jusqu’à la réception d’ordres ultérieurs. Voilà le langage hautain que les envoyés des puissances tenaient alors aux héritiers du sénat romain. Les cardinaux soumis promirent d’attendre leurs collègues étrangers, et, après avoir achevé en toute hâte les obsèques de Clément XIII, ils se formèrent en conclave[1].

La lutte suspendue par Clément XIII et décidée par sa mort présentait un intérêt réel, et ne manquait ni de gravité ni d’importance. Il n’y allait pas seulement de la destinée d’un ordre religieux : il s’agissait pour le saint-siége de vaincre les maximes gallicanes adoptées par l’Espagne et Naples, ou d’abandonner à jamais ses antiques prétentions, en un mot de ressaisir l’omnipotence ou de l’abdiquer sans retour. Les jésuites n’étaient qu’une occasion. En eux résidait la forme et non le fond du débat. Dans l’état des affaires, à cette époque, il n’y avait plus de transaction possible. La fierté des Bourbons ne leur permettait pas de renoncer à l’entreprise commencée. Après avoir banni les jésuites de leurs propres états, ils se croyaient engagés d’honneur à les effacer de la terre. Malgré la faiblesse du pontificat,

  1. D’Aubeterre à Choiseul, février 1769.