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entre Troie et la Grèce, dans la molle Ionie, dans le pays des muses dont la lyre n’avait non plus que trois cordes, je pensai que ce bâton pouvait bien être l’instrument de Calliope, et ce ton nazillard, le mode sur lequel Pindare disait jadis ses poèmes. Après les premiers accords, un Grec, le seul homme qui fût dans la maison, s’avança au milieu de la chambre, fit lentement le tour du cercle, et, son choix étant fait, il jeta d’un air de sultan le coin d’un mouchoir à la plus jolie des jeunes filles, qui le saisit et se leva. Tous les deux ils marchèrent en rond jusqu’à ce que le danseur, s’arrêtant de nouveau, eût lancé de la main gauche un autre mouchoir à une seconde femme qui se leva également. Se tenant alors tous les trois par les mouchoirs, ils commencèrent aux sons du récitatif traînant une ronde qui, d’abord très lente, s’anima peu à peu avec la voix de la chanteuse et devint bientôt d’une extrême vivacité. Dès que ce tournoiement eut acquis la plus grande rapidité possible, la danseuse, la seconde choisie, quitta modestement la partie et alla se rasseoir en emportant les mouchoirs. Le mouvement de la musique se ralentit aussitôt, et les deux danseurs placés vis-à-vis l’un de l’autre se regardèrent un instant sans bouger. Puis le jeune homme s’avança galamment vers la jeune fille, qui recula avec embarras pour s’avancer de nouveau, les yeux baissés, vers le danseur, qui s’éloignait avec respect. Le chant s’anima peu à peu, et les figures de cette danse, qui ressemblait un peu à la cachucha et beaucoup à la tarentelle, devinrent de plus en plus rapides. Le jeune homme s’enhardissait, la jeune fille s’animait ; tantôt provoquante et tantôt effrayée, elle attirait son danseur par une attitude qui était voluptueuse sans cesser d’être décente, et le fuyait en tournant brusquement autour de lui. À la fin, comme de raison, la victoire restait au jeune homme, qui mettait un terme aux vicissitudes de cet amoureux combat en passant autour de la taille de la danseuse un bras respectueux, quoique vainqueur. Après un instant de repos, il recommençait la ronde avec une danseuse nouvelle. En observant ces jeunes filles dont les regards curieux, mais non pas hardis comme ceux des Smyrniotes, s’attachaient sur moi à la dérobée, j’eus lieu de faire une remarque qui m’avait frappé souvent en Grèce : c’est que même les plus pauvres paysannes de ce beau pays ont reçu du ciel une distinction pleine de charme. Leur taille, que rien ne comprime, a beaucoup de souplesse, et leur maintien est parfaitement gracieux, parce qu’il est exempt de toute affectation. Vêtues à peu près comme nos villageoises, ces jeunes filles semblaient être d’élégantes dames déguisées. Elles ne rappelaient en aucune façon ces poupées serrées entre deux