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même dans une austère économie. On ne sait pas assez avec quelle rigueur des habitudes laborieuses et modestes s’imposent à cette vie dont le fonds, peu riche, doit être à chaque instant renouvelé, gardé et conquis par le travail, comme la terre végétale sur le roc que le torrent menace de laver. De tout temps cependant, chez les anciens même, les habitans de l’Helvétie ont passé pour riches, et, comme tous les montagnards, pour avares : Peuple qui a beaucoup d’or, dit déjà Strabon ; petit peuple avare qui jeta les hauts cris pour quelques millions qu’on lui enlevait, a dit de nos jours M. Thiers. Cette richesse est plutôt de l’aisance générale que ce qu’on est convenu d’appeler de ce nom : rien, par exemple, ne ressemble moins à la richesse de l’Angleterre et à ses fortunes exorbitantes. En Suisse, tout le monde est propriétaire, et, sauf quelques exceptions créées par l’industrie, les fortunes colossales sont assez rares. C’est le peuple en masse qui est riche plutôt que quelques individus. C’est là, nous en convenons, la richesse sage, véritable, assurée, ou plutôt c’est l’aisance qui ne se maintient que par la prudence, l’économie et le travail, qui doit nécessairement se borner, se restreindre, et songer moins au luxe qu’au nécessaire et à l’utile.

L’éclat peut manquer à cette vie uniforme et murée, mais non le charme ni la dignité. Il ne faut que de la patience et du courage pour s’y habituer, pour s’y faire, d’autres diront, pour la supporter. Il est remarquable combien, en général, les réfugiés allemands de nos jours s’en sont mal accommodés. La communauté de langue et même certaines sympathies politiques semblaient les pousser, les appeler vers la Suisse : rien n’est plus contraire cependant que la vieille liberté helvétique, si solide, si réelle et si amie de l’ordre, aux folles abstractions, aux idées subversives et à l’étrange laisser-aller des démocrates allemands. Aussi à Zurich et dans le reste de la Suisse, où ils avaient été appelés, accueillis, n’ont-ils pas tardé à se voir mis à l’écart comme un corps étranger qu’on ne parvient pas à s’assimiler. C’est ainsi qu’aux temps de la réforme, Luther et Zwingli, malgré le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre, ne parvinrent jamais à se rapprocher. Les réformateurs suisses s’entendirent mieux avec Calvin : tant l’opposition, malgré tout, est profonde entre le caractère pratique et sérieux du génie helvétique et les tendances rêveuses et inquiètes du génie allemand.

Cette différence n’est pas seulement dans les habitudes de la vie, elle est dans la pensée, dans l’esprit. Leibnitz a fait l’observation que les Suisses avaient en quelque sorte trouvé pour la langue allemande certaines expressions, certains tours remarquables par leur brièveté et leur exactitude, par leur caractère vivant et leur sens bien frappé. Dans leur antique rudesse, les dialectes suisses se distinguent avantageusement, à certains égards, de l’allemand littéraire : ils ont des archaïsmes énergiques ou pittoresques ; ils ont même certains tours plus vifs, plus précis, une construction moins inversive, une marche plus rapide et plus simple. S’il y a moins d’art en général (et nous en verrons la raison) dans le style des écrivains suisses actuels