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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

que dans celui de leurs voisins allemands, en revanche on n’y trouve pas cet incroyable mélange de prose abstraite et de prose poétique où se complaît aujourd’hui l’Allemagne ; style unique, étrange, haletant et sonore, fiévreux et fleuri, aride et enflé, que l’on applique à tout, à la philosophie, à la théologie, à l’histoire, aux sciences, et qui semble marier la sécheresse des temps barbares au faux goût du Bas-Empire.

Il y a donc, dans la nationalité même et dans le caractère, dans l’intelligence et dans l’ame, il y a quelque chose qui sépare la Suisse de l’Allemagne et qui la rapproche de la France : c’est l’allure plus sage et plus réglée de l’esprit national, c’est un sens plus pratique, nous serions tenté d’ajouter un caractère plus viril ; car, à voir combien l’esprit allemand a de peine à laisser de côté l’accessoire et l’inutile, il semble qu’il ne soit pas encore bien dégagé de lui-même, bien affranchi, qu’il n’ait pas atteint toute sa majorité.

L’histoire entière témoigne d’ailleurs de cette sympathie de la Suisse pour la France. Les deux peuples se sont liés dès l’instant où ils se virent libres au dedans, la France des Anglais, la Suisse des Autrichiens ; dès-lors, depuis Grandson et Morat jusqu’à Polotsk et à la Bérézina, leur sang s’est mêlé dans cent batailles ; ils se sont rendu d’incontestables services, et au mot de Louvois : « Avec tout l’argent que les Suisses ont reçu de France il y aurait de quoi paver d’écus un chemin qui irait de Paris jusqu’à Bâle, » les Suisses pourront toujours répondre comme le fit un de leurs colonels, ce Stouppa dont Saint-Simon parle avec éloge et qui fut en si constante faveur auprès de Louis XIV : « Avec le sang que les Suisses ont versé pour la France, il y aurait de quoi remplir un canal de Bâle jusqu’à Paris. » Qu’il y ait eu dans ce rapprochement des deux peuples des nécessités de position, nous l’accordons volontiers. Pour être eux-mêmes, il fallait tout d’abord que les Suisses ne fussent pas Allemands, et c’est beaucoup pour ne pas l’être qu’ils se sont tant rapprochés de la France ; vis-à-vis d’elle, la différence de langue laissait toujours leur nationalité sans péril. C’est là une des particularités de cette singulière position de la Suisse, dont la complication fait l’équilibre et la force, comme l’a remarqué Napoléon[1]. Toujours est-il que ce fonds de sympathie et de tendance naturelle vers la France existe encore, et qu’il y est nécessairement entretenu par la communauté d’intérêts et de situation politiques ; mais la trop grande pression exercée à de certains momens par la France a fini par amener une sorte de réaction qui n’agit d’ailleurs qu’au profit du système de neutralité.

Malgré des agitations inhérentes à sa nature et presque continuelles dans

  1. À la consulta helvétique, en 1802, il dit entre autres : « Si je dois m’adresser à un canton isolé, la décision est renvoyée d’une autorité à l’autre, chacun décline sa compétence à mon égard ; enfin, il faut convoquer la diète ; il faut pour cela deux mois, et, pendant ce temps, l’orage passe, et vous êtes sauvés. C’est là que gît la véritable politique de la Suisse. Pour les petits états, le système fédératif est éminemment avantageux. » Il ajouta : « Je vous parle comme si j’étais moi-même un Suisse. Je suis moi-même né montagnard, je connais l’esprit qui les anime. »