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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

militaire était aussi en même temps leur principale école de civilisation. Sous cette même influence du service, ils avaient, il est vrai (les Suisses protestans surtout), un autre centre intellectuel, la Hollande. On allait à Leyde comme aujourd’hui à Heidelberg, et plusieurs Suisses y devinrent, d’étudians, professeurs distingués. Mais la Hollande était alors une sorte de refuge littéraire pour la France elle-même, et le latin, comme langue scolaire, y étendait encore la part de l’élément français. Tout cela fit qu’en Suisse les classes lettrées, les patriciens surtout, furent à demi francisées. Haller, Bonstetten, le baron de Besenval, écrivirent avec facilité notre langue ; Muller délibéra un moment s’il ne l’adopterait pas pour son grand monument national ; un bailli bernois de ce temps fit des vers français qui, pour le sentiment tout moderne, méritèrent, il y a quelques années, d’être retrouvés et cités[1]. Rien de pareil aujourd’hui ; on aurait plutôt des exemples du contraire. M. Agassiz, du canton de Vaud, savant naturaliste auquel ses recherches sur les poissons fossiles et sur les glaciers ont fait un nom, a écrit plusieurs de ses ouvrages en allemand. La Gazette d’Augsbourg, et son pendant littéraire le Morgenblatt, très répandu aussi, mais qui a moins d’autorité, ont, dans cette partie de la Suisse, des correspondans français qui envoient à ces journaux leurs articles tout rédigés en allemand.

Ces relations si intimes ont développé peut-être plus d’érudition scolaire que de véritable science. On a vu néanmoins dans les cantons français l’engouement poussé si loin, que des Allemands étaient chargés, dans les académies et les colléges, de branches d’enseignement qui touchaient à la culture nationale. Le grand nombre des postulans de cette nation, leur incontestable savoir, et l’idée qu’en France tout ce qui a quelque distinction tend inévitablement vers Paris, déterminaient cette préférence accordée aux érudits d’outre-Rhin ; quelquefois même, malgré leur ignorance de la langue, ils l’emportèrent sur les nationaux. Ces exagérations ont porté leurs fruits et vont peut-être amener une réaction trop forte. La supériorité de l’Allemagne avait été adoptée de confiance ; il devait y avoir beaucoup de déceptions : déjà on n’en garde plus qu’à moitié le secret. Combien de teutomanes qui, arrivés aux universités, se firent bientôt des confidences toutes gauloises sur les Germains vus de trop près ! De l’aveu d’hommes compétens placés à la tête des gymnases, l’influence allemande dans l’enseignement n’a pas été sans produire de fâcheux résultats, particulièrement dans les études classiques ; à égalité de science, un Français est plus près par sa langue et a un sentiment plus intime des langues anciennes qu’un Allemand. Aussi, dans les deux principaux cantons de la Suisse française, à Lausanne et à Genève, commence-t-on à reconnaître qu’on est allé trop loin. Le peuple de ces cantons est profondément de race romane, ou romande, comme il dit ; il est gaulois, latin, français ; il a peu de sympathies pour le génie allemand, et, quoique très attaché à ses institu-

  1. Voyez l’article de M. Sainte-Beuve sur M. Vinet, dans la Revue du 15 septembre 1837.