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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

paysans, de paysans primitifs, de paysans d’empire. N’est-ce pas là la liberté originelle dont la tradition populaire a conservé le souvenir ? Mais elle attribuait à tort cette liberté primitive ou d’empire au pays en général, à l’ensemble. La liberté d’empire n’appartenait en réalité qu’à un nombre plus ou moins considérable d’individus et de familles. Ceux qui la possédaient ne formaient point la totalité ni même la masse de la population. D’autres, tout à côté, étaient bien moins émancipés, et il y en avait qui étaient serfs. Les libres paysans en outre avaient fini, dans le bouleversement de l’administration et de la centralisation carlovingiennes, par voir leur position embrouillée de toutes sortes de complications féodales, dont nous épargnerons au lecteur l’aride énumération. En revanche, parmi ceux qui originairement étaient moins libres, il s’en trouvait dont la position avait heureusement changé ; leurs familles, dans le mouvement général, avaient monté peu à peu l’échelle féodale ; de simples propriétaires avaient acquis le rang de chevalier. Par suite, enfin, de nouveaux défrichemens, d’inféodations et de donations diverses, ces droits, quelles qu’en fussent l’origine, la portée et la date, s’étaient étendus avec le temps à une partie plus considérable de la population, ce qui naturellement en augmentait l’importance. De simples assemblées communales pour la répartition des charges tendirent à se transformer en de véritables landsgemeindes. C’est ainsi que l’on vit paraître l’assemblée générale des hommes d’Uri, réunion qui en comprenait plusieurs autres, et qui par le fait commençait à représenter le pays. On peut établir tout cela, distinguer, comme le fait M. de Gingins, les diverses espèces de droits avec toute la rigueur, tout le scrupule possible ; on a les pièces et les actes qui constatent toute cette singulière situation. Malheureusement on n’en a pas la chronique, et rien ne prouve mieux, contre les critiques exigeans ou superbes qui aspirent à s’en passer, que la chronique est pourtant bonne à quelque chose : elle n’est pas l’histoire, elle n’en est, si l’on veut, que la servante ; mais pour quelques secrets d’état qu’elle ignore, elle sait bien des secrets de famille, plus curieux et parfois aussi importans.

Ainsi même, en se plaçant au point de vue moins national que nous venons d’indiquer, l’historien doit reconnaître que les montagnards des Waldstetten obéissaient à une impulsion propre quand ils se soulevaient contre les nobles. Leur soulèvement ne fut ni une restauration pure et simple d’anciens droits populaires, ni une violence inique mise au service de prétentions sans base. Il fut et il resta une révolution, une crise nationale, le développement naturel de libertés et de besoins qui existaient dans le pays. Cela seul même pouvait le rendre ce qu’il fut en définitive, fécond et durable. L’originalité, vague d’abord, mais intime et de plus en plus accusée, de ce mouvement, ce qui le distingue d’autres insurrections sans portée, ce qui en un mot devait faire de la Suisse une nation à part, ce fut sans doute précisément cette idée de liberté des classes agricoles, de liberté des libres paysans, des paysans