Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/608

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
602
REVUE DES DEUX MONDES.

raîtront pour sauver encore cette fois la liberté. Le hasard seul conduit à l’entrée de cette caverne. « Un jour, — ainsi parlait un jeune pâtre à un voyageur, — un jour, mon père, cherchant dans les gorges de la montagne une chèvre égarée, vint à la grotte profonde où les trois Tells sont endormis. Dès qu’il les aperçut, le véritable Tell, levant la tête, lui demanda : « Quelle heure est-il sur la terre ? » Le pâtre lui répondit en tremblant : « Le soleil est déjà fort haut. — Ainsi, dit Tell, notre heure n’est pas encore venue. » Et, il se rendormit. — Depuis, ajouta le jeune berger, mon père, suivi de ses compagnons, entreprit souvent de découvrir la caverne, afin d’appeler les trois Tells au secours de la patrie, mais en vain, il ne put jamais la retrouver. »

Nous voilà dans la fable pure ; à cette hauteur même cependant, la fable ne contient-elle aucune espèce de vérité ? L’impression produite par Guillaume Tell en son temps, le grand sentiment d’indépendance et de résistance à l’oppression que sa conduite dut inspirer à ses compatriotes, ne se retrouvent-ils pas encore tout entier dans cette dernière légende ? Tell ici touche à un autre monde, sa figure est grandie, mais on la reconnaît : au centre mystérieux de cette vallée à laquelle nous avons comparé l’histoire de la Suisse, et comme le génie de ces hautes solitudes où il se retire en attendant son heure, c’est encore lui, c’est toujours la figure calme et fière de l’archer libérateur.

V. — DES ÉTUDES HISTORIQUES EN SUISSE.

Quel est le caractère général de tous ces travaux sur l’histoire de la Suisse ? C’est la critique, une critique rigoureuse, profonde et singulièrement impartiale, poursuivant son but avec persévérance, mais par des voies si compliquées et si tortueuses, qu’on a toujours peur de ne pas l’atteindre, et qu’à la fin seulement on respire. Les sujets qu’elle traite sont si hérissés de difficultés de toute espèce, il faut tant de détails, tant de distinctions subtiles en apparence pour bien retracer une situation féodale, que tous ces mémoires sont généralement restés, même en Suisse, peu accessibles à la masse du public ; ils n’en contiennent pas moins les résultats les plus savans, les plus neufs que les études historiques aient obtenus dans ce pays.

L’histoire proprement dite, science et art tout ensemble, est cultivée en Suisse avec autant d’ardeur et de talent que la critique historique ; mais si Muller a été dépassé parmi ses compatriotes comme critique des origines nationales, nul ne l’a égalé comme historien. Cela ne tient pas seulement à la rare supériorité de son génie, il y a des causes générales qui expliquent cette infériorité des historiens venus après Muller, et ces causes, nous ne pouvons omettre de les signaler ici.

L’histoire a toujours eu en Suisse un caractère particulier d’érudition sévère et presque minutieuse ; aucun autre pays placé dans les mêmes conditions de développement social n’a porté aussi loin le goût des recherches archéologiques. Chaque page de Muller est accompagnée de nombreuses notes