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produisent en nous ces passions factices, et il arrive à compter en tout cent vingt-huit capacités sans limites, cent vingt-neuf si on y ajoute ce dégoût du monde qui naît au milieu des civilisations décrépites, dégoût qui inspire à l’homme l’idée satanique de se suffire à lui-même, de chercher le mouvement pour le mouvement, et de jouir de la vie pour la vie. M. Rosmini nous montre ensuite ces capacités se produisant à mille degrés différens, se combinant de mille manières, et c’est appuyé sur cette algèbre du sentiment que le prêtre italien fait la satire de la société moderne. Cette licence effrénée de la réflexion qui pervertit les sens pour les surpasser ; cette passion du bruit, quel qu’il soit, qui, pour se satisfaire, ne recule pas même devant l’infamie ; cette rage de l’avarice et de l’ambition qui augmente avec la richesse et le pouvoir ; ces vanités jetées dans la littérature par la cupidité, la galanterie, l’ambition ou l’amour du scandale ; ces autres vanités irascibles et dédaigneuses qui ont, pour les richesses de la science et de l’érudition, le culte stérile de l’avare pour ses trésors ; cette fatuité du plaisir, propre d’une société très légère, chatouilleuse, inquiète, où l’esprit perd toutes les idées, se fausse, et où mille préjugés vains et burlesques composent une sorte de fantasmagorie intellectuelle ; en un mot, tous les vices, toutes les innombrables formes de la folie et de l’erreur viennent prendre leur place dans ce calcul bizarre et profond des cent vingt-neuf capacités indéfinies[1].

M. Rosmini ne se borne pas à énumérer ces formes de la folie et de l’erreur ; il montre les conséquences de cet empire de l’illusion sur les hommes chargés du soin de diriger les masses. Les uns veulent réaliser l’abstraction de l’égalité, les autres poursuivent

  1. Dans cette satire de la société moderne, M. Rosmini énumère tous les caractères du vrai bonheur ; il rappelle que le bonheur doit présenter, 1° une jouissance actuelle, 2° s’attacher à un objet réel, 3° élever notre nature, 4° toucher à notre esprit, 5° se manifester à notre conscience. Or, il oppose à cette énumération un dénombrement ironique des caractères du faux bonheur, et suivant lui la société prend le plaisir pour la jouissance, la richesse pour l’objet du bonheur, la science pour la satisfaction de l’esprit, le bruit de la gloire pour la conscience de la félicité. Nos capacités indéfinies se développent sous le charme d’une foule d’illusions subalternes ; le plaisir présente mille genres de plaisirs, la gloire mille espèces de gloires. La réflexion peut élever l’idée du plaisir au-dessus de la gloire ; elle peut abaisser, déplacer les abstractions subalternes jusqu’à faire dominer une variété du plaisir sur toute la hiérarchie des plaisirs et même sur la hiérarchie de toutes les capacités indéfinies. Parfois, dans ce mirage intellectuel, dans cette confusion tourbillonnante de la réflexion, la moindre idée représente pour nous le bonheur tout entier, et alors nous sacrifions tout à cette idole d’un moment.