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espèrent. Mais il tient à l’harmonie du but et des moyens, de la pensée et de l’abstraction, de l’existence et du perfectionnement ; il tient à un progrès harmonique où la volonté se développe avec la possibilité de se satisfaire, où les désirs, sans s’attacher à des abstractions, se trouvent d’accord avec la réalité, où enfin la philosophie se concilie avec la politique, la résistance avec le mouvement. Il approuve également l’industrie américaine et celle du moyen-âge ; l’une est en harmonie avec les forêts du Nouveau-Monde, l’autre avec les progrès nécessaires de tous les arts. Seulement, ce n’est point par les richesses extérieures, c’est par l’état moral des peuples qu’il veut apprécier leur bonheur. Aussi, aux statistiques des économistes fondées sur un aveugle empirisme, il demande qu’on substitue des statistiques de la volonté, des statistiques morales, indispensables à un gouvernement qui cherche l’harmonie du but et des moyens, du désir et de la réalité.

Il reste à organiser ce gouvernement modèle. Ici nous entrons en plein dans l’utopie religieuse. C’est à la philosophie, c’est aux sages, dit M. Rosmini, qu’il faut rendre le gouvernement de la société. Or, ce gouvernement philosophique invoqué par le prêtre italien n’est autre que le christianisme ; la domination des sages, pour lui, n’est pas autre chose que la domination de l’église. C’est dans l’opinion que réside le bonheur ; il n’y a pour nous d’autres biens que les biens acceptés comme tels par l’opinion. Le gouvernement ne doit donc pas s’arrêter aux choses extérieures, encore moins s’occuper des hommes, abstraction faite de l’opinion ; c’est l’opinion qu’il doit gouverner, c’est par la science du bien et du mal qu’il doit dominer toutes les volontés et les régler comme Platon voulait les régler dans sa république. Il y a deux classes de désirs, les uns finis, les autres infinis : que la politique dirige les premiers et les contienne dans les limites de la réalité ; quant aux seconds, qui se portent aujourd’hui vers la société, il faut les détacher du monde et les tourner vers Dieu. M. Rosmini croit ainsi obtenir un bonheur calme sans renoncer aux espérances infinies que notre destinée nous fait concevoir. En d’autres termes, pour éviter les erreurs de la civilisation actuelle qui cherche l’infini dans un monde fini, les gouvernemens doivent séparer la terre du ciel, le bien fini du bien infini. Pour ne pas laisser les hommes sous l’empire des masses, pour ne pas prostituer la science à tous les caprices, la société doit reconnaître la domination des individus sur les masses, de l’église sur l’humanité.

Cette critique de la société serait irréprochable, si elle n’était la critique de la nature humaine. Sans doute nous aspirons à l’absolu et nous