Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/703

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
697
VIE DE RANCÉ.

unies, et qu’après les grands coups portés, il lui suffit, pour gagner à elle, de ces simples et divins enchantemens.

Rancé était une ame forte, une grande ame ; il comprit du premier jour qu’il avait perdu ce qu’il ne recouvrerait jamais, que recommencer sur les brisées d’hier une vie moindre, c’était indigne même d’une noble ambition humaine. Pendant qu’il se disait ces choses assez haut, une voix intérieure lui parlait plus bas, et cette voix avait un nom pour lui. Heureux ceux d’alors pour qui cette voix conservait le nom efficace et distinct, s’appelant simplement la grace de Jésus-Christ !

Il avait trente et un ans (1657) ; jusqu’au jour où il prit l’habit religieux et entra au noviciat (juin 1663), six années s’écoulèrent, durant lesquelles son dessein grandit, se fortifia, et atteignit à la maturité. Retiré presque tout le temps dans sa terre de Veretz, il travaillait à rompre ses divers liens, à vendre son patrimoine au profit des pauvres, à se soustraire aux ambitions ecclésiastiques de son oncle, l’archevêque de Tours, à se décharger en bonnes mains de ses bénéfices, ne gardant pour lui que la pauvre abbaye de la Trappe ; en un mot il mit six années à s’acheminer vers le cloître. Il s’y sentait bien de la répugnance dans les premiers temps ; il gardait de ses préjugés de mondain et d’homme de qualité contre le froc. Les hommes les plus respectables qu’il consultait ne l’y engageaient pas. Un jour qu’il se promenait avec son ami l’évêque de Comminges (Gilbert de Choiseul), dans le diocèse de ce dernier et à un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait d’assez près les hautes montagnes des Pyrénées, l’évêque, remarquant l’attention avec laquelle Rancé considérait ces lieux sauvages, y soupçonna du mystère : « Apparemment, monsieur, lui dit-il, vous cherchez quelque lieu propre à vous faire un ermitage. » Rancé se prit à rougir et n’en disconvint pas. — « Si cela est, repartit l’évêque, vous ne pouvez mieux faire que de vous adresser à moi ; je connois ces montagnes, j’y ai passé souvent en faisant mes visites : j’y sais des endroits si affreux et si éloignés de tout commerce, que quelque difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu d’en être content. » Rancé, avec sa vivacité naturelle, prenant cette parole à la lettre, pressait déjà M. de Comminges de les lui montrer : « Je m’en garderai bien, lui répondit le prélat en souriant, ces endroits sont si tentans, que, si vous y étiez une fois, il n’y auroit plus moyen de vous en arracher. »

C’était en vain que cet évêque aimable et d’autres amis conseillaient à Rancé, jusque dans son repentir, « cette juste médiocrité qui fut toujours le caractère de la véritable vertu. » Cette médiocrité était pré-