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cisément ce qu’il y avait de plus contraire à son humeur et de plus insupportable à ses pensées. Dans les premiers momens de sa retraite à Veretz, vers 1658, il avait bien pu borner ses vues à mener une vie innocente, confinée en une solitude exacte et assaisonnée de pieuses lectures ; mais il n’avait pas tardé, disait-il, à comprendre qu’un état si doux et si paisible ne convenait pas à un homme dont la jeunesse s’était passée dans de tels égaremens. Le scrupule d’expiation en vue de l’éternité, le vœu ardent de la pénitence le saisit. La raison modérée a beau dire et vouloir mitiger, il y a dans les grands cœurs repentans quelque chose qui crie plus haut, une conscience qui veut se punir et ne pas être consolée à si peu de frais. Autrement, qu’y gagnerait-on ? Ces ames-là, une fois prises, n’ont que faire d’un doux et faux bonheur, au sein duquel elles se sentiraient éternellement désolées.

Un des grands oracles d’alors, et que consulta avec le plus de fruit l’abbé de Rancé, fut l’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon ; comme ce digne prélat devint plus tard une des autorités et des colonnes extérieures de Port-Royal, on chercha à en tirer parti contre Rancé et à insinuer qu’il y avait du venin janséniste dans sa conversion. Nous ne croyons en général à ce venin qu’après y avoir regardé de très près ; mais, dans le cas présent, il n’y a pas lieu même au doute : M. d’Aleth, à l’époque où Rancé le consulta, n’avait pas encore pris parti dans les querelles du temps ; il conseilla à Rancé la soumission pure et simple, celui-ci n’eut pas de peine à obéir[1]. Au vrai, la conversion qui nous occupe ne saurait être attribuée à aucune personne humaine, pas plus à M. d’Aleth qu’à M. de Comminges, pas même à l’esprit de ces exemples réitérés qu’offrait Port-Royal depuis plus de vingt ans. Je me plais à le dire ici comme je ne manquerai pas de le répéter ailleurs, si le coup de la grace pure, de ce qu’on appelle de ce nom, est quelque part évident, c’est dans la pénitence présente ; sur ce front de Rancé la foudre d’en haut a parlé seule et par ses propres marques. Ainsi la réforme de la Trappe elle-même, bien qu’entamée en 1662 seulement, ne se modela sur aucune autre du siècle ; elle fut œuvre originale et ne se rattache par l’imitation qu’aux premiers temps de l’ordre ; de là sans doute la rudesse et quelques excès.

  1. C’est par inadvertance qu’à la page 86 de la Vie de Rancé il est parlé en termes formels de la chute de l’évêque d’Aleth comme coïncidant avec la fin du saint abbé. Le digne évêque était mort en 1677, universellement vénéré malgré quelques obstinations de conduite. Tout ce qu’on dit du voyage de Hollande et de Rome ne doit se rapporter qu’à M. du Vaucel, son ex-théologal.