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VIE DE RANCÉ.

Dans la voie où il vient de faire les premiers pas, il ne paraît point que Rancé se soit retourné une seule fois en arrière. Décidé à devenir abbé régulier de commendataire qu’il était, bouchant ses oreilles aux clameurs et même aux conseils, il entre comme novice au monastère de Perseigne, de l’étroite observance de Citeaux, le 13 juin 1663, et l’année suivante, le 13 juillet, il est béni abbé dans l’église de Saint-Martin à Séez. Le 14, il se rend à la Trappe, et le voilà franchissant d’un bond le seuil dans cette haute carrière où il n’a plus désormais qu’à courir et à guider. Il est âgé de trente-huit ans et demi, et Dieu lui accordera trente-six années de vie encore, l’espace des plus longs desseins. La pauvre abbaye avait tout à réparer. Déjà, dans un séjour qu’il y avait fait en 1662, il avait dû purger les lieux de la présence des anciens religieux, au nombre de six, qui n’en avaient plus que le nom et qui y vivaient en toutes sortes de désordres ; menacé par eux et au risque d’être poignardé ou jeté dans les étangs, il avait tenu bon, refusant même l’assistance que lui offrait M. de Saint-Louis, un colonel de cavalerie du voisinage, digne militaire dont Saint-Simon nous a transmis les traits. Les mauvais moines en vinrent à consentir à la retraite moyennant pension, et on introduisit en leur place six religieux de Perseigne. Il n’avait pas moins fallu pourvoir au matériel, relever les bâtimens qui tombaient en ruines, en chasser le bétail et les oiseaux de nuit, refaire les clôtures. Enfin, grace à ces premiers efforts, l’abbaye de Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe se retrouvait une maison de prière et de silence, dans ce vallon fait exprès, que cernent la forêt et les collines, et au milieu de ses neuf étangs.

Ce n’était là qu’un commencement, et le grand expiateur, comme M. de Châteaubriand l’appelle, s’essayait à peine, lorsqu’il fut encore retardé dans son ardeur et obligé par obéissance de se rendre à Paris à une assemblée de son ordre, puis député à Rome pour y soutenir les intérêts communs. Il s’agissait d’une affaire très compliquée, d’un procès qui durait depuis déjà long-temps. Une partie de l’ordre de Citeaux s’était réformée et prétendait assez naturellement échapper à la juridiction du général qui n’admettait pas cette réforme ; mais il y avait là aussi une question de régularité et de discipline ; Rome était saisie de l’affaire et paraissait, selon son usage, plus favorable à la chose établie qu’à l’innovation, même quand cette innovation pouvait n’être dite qu’un retour. Rancé partit donc pour Rome (1664) avec un collègue qu’on lui donna, l’abbé du Val-Richer ; il vit le pape, il sollicita les cardinaux ; il sut dans cette vie si nouvelle conserver et aguerrir