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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

prit une résolution sans exemple dans les annales du souverain pontificat. La lecture de la bulle in cœna Domini fut omise le jeudi-saint ; Clément XIV la supprima, non sans crainte. En effet, quoique commandée par les circonstances et sollicitée par toutes les cours, une si grave résolution causa beaucoup d’étonnement dans Rome. Il y eut des plaintes dans le parti zelante, mais au bout de huit jours ces murmures tombèrent. Clément XIV, très agité jusqu’au moment décisif, éprouva une agréable surprise en apprenant qu’aucune manifestation fâcheuse n’avait suivi cet acte de vigueur.

Un autre succès plus important rassura le pape et releva son ame abattue. Dès son avénement, il avait noué une correspondance secrète avec le Portugal. Rétablir les anciennes relations de ce royaume et du saint-siége était l’un de ses vœux les plus chers. Pombal avait essayé vainement de prolonger la rupture ; une telle situation avait fini par devenir impossible. La haute noblesse du Portugal était, on ne l’ignore pas, la plus inabordable, la plus exclusive de l’Europe. Les seigneurs portugais ne s’alliaient qu’entre eux et ne formaient qu’une famille. Le pape cependant n’envoyait plus de dispenses, et toutes celles qui n’émanaient pas de Rome passaient pour autant de sacriléges. L’archevêque d’Evora, pour plaire à Pombal, essaya d’en distribuer ; les dons du prélat courtisan furent repoussés avec mépris. Les plaintes, d’abord sourdes et timides, éclatèrent générales et publiques[1]. Le roi de Portugal lui-même en fut ému, il eut des scrupules, il conçut des doutes, il traita son ministre avec froideur. Un jour ce prince ne répondit à ses argumens contre le saint-siége qu’en lui tournant le dos à la vue de toute sa cour. Pombal effrayé s’aperçut qu’il avait été trop loin ; il redoubla de zèle pour l’inquisition. Jusque-là elle n’avait porté que le titre d’excellence ; un édit la titra de majesté. Le peuple de Lisbonne soupirait après un auto-da-fé légitime ; celui de Malagrida, déjà ancien d’ailleurs, n’avait pas réjoui les ames pieuses : un nouvel auto-da-fé, accordé avec grace par Pombal, fut célébré avec magnificence. Ce n’était pas assez ; les Portugais de toutes les classes demandèrent une réconciliation complète avec le pape, et l’admission immédiate d’un nonce à Lisbonne. Ce n’était qu’un cri, poussé à la fois par le peuple, la bourgeoisie et les fidalgues. Tout inflexible qu’était Pombal, il céda. La douce tolérance de Clément XIV ne lui laissait plus, auprès de Joseph Ier, la ressource de l’accusation. Ganganelli

  1. Dépêches de MM. de Merle, de Saint-Priest et de Clermont d’Amboise, ambassadeurs de France à Lisbonne pendant le ministère du marquis de Pombal.