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Plusieurs fois dans le cours de son histoire, la France, alors qu’on la croyait sans soldats, a bien pu en faire sortir des milliers de son sein, comme par enchantement ; mais il n’en va pas ainsi à l’égard des flottes : le matelot ne s’improvise pas ; c’est un ouvrier d’art qui, s’il n’est façonné, dès son enfance, au métier de la mer, conserve toujours une inévitable infériorité. Depuis le temps où nous cherchons à faire des matelots, nous sommes parvenus, il faut le reconnaître, à avoir des gens qui n’ont pas le mal de mer ; mais le nom de matelot ne se gagne pas à si bon marché.

Voilà donc les débris de notre escadre victorieuse ou bloqués ou assaillis par des forces nombreuses qui à la puissance de leur organisation joignent l’ardent désir de venger une défaite. Le fruit du succès et du sang versé est perdu. Il n’est plus permis d’appeler du nom de victoire une supériorité d’un moment, qui n’a laissé après elle que la certitude de prochains revers, et cela, parce que, sans prévoyance du lendemain, nous aurons compromis toutes nos ressources à la fois.

Non, il ne faut pas accoutumer le pays à jouer en temps de paix avec des escadres, et à se complaire dans la fausse idée qu’elles lui donnent de sa puissance. N’oublions jamais l’effet que produisit le rappel de la flotte en 1840 : c’était pourtant ce qu’il fallait faire alors, et ce qu’il faudrait faire encore à la première menace d’une guerre.

Il est donc clair que le rôle des vaisseaux ne peut plus être désormais de former le corps même de notre puissance navale ; l’emploi des navires à vapeur les réduit forcément à la destination subalterne de l’artillerie de siége dans une armée de terre. On les emmènera à la suite des escadres à vapeur, alors que l’expédition aura un but déterminé, alors qu’on aura à agir contre un fort, une ville maritime, qu’il faudra foudroyer avec une grande masse de canons réunis sur un même point. Hors de là, on ne leur demandera point des services qu’ils ne peuvent, qu’ils ne doivent plus rendre, et l’on se gardera de persévérer, par un respect exagéré pour d’anciennes traditions, dans une voie dangereuse, au bout de laquelle il pourrait y avoir quelque jour un compte bien sérieux à rendre à la France désabusée.

Je n’hésiterais pas, pour mon compte, à entrer dès aujourd’hui dans la route contraire, et je me poserais nettement la question de savoir si maintenir huit vaisseaux armés et huit en commission, pour n’en retirer d’autre avantage que celui de frapper de loin les yeux des observateurs superficiels, ce n’est pas beaucoup trop.

On me répondra peut-être que ces vaisseaux sont l’école des officiers, de la discipline.